Patrimoine en danger

Si la tendance, depuis plus de deux siècles, est à un contrôle plus efficace et à une meilleure gestion du patrimoine archéologique, c’est bien parce que celui-ci est reconnu comme étant fragile et vulnérable. Face aux divers dangers qui le menacent, des mesures de protection ont été mises en place, allant d’interventions tangibles sur les vestiges jusqu’à une panoplie de lois nationales et internationales.

De la fragilité des vestiges

voir le média:De la fragilité des vestiges

Fouille, en 1939, du bateau funéraire datant du VIIe siècle découvert sur le site de Sutton Hoo, sur la côte est de l’Angleterre. Sans disposer encore d’une véritable stratégie de conservation préventive, les archéologues se rendent compte que leurs interventions risquent de fragiliser d’avantage les vestiges qu’ils exhument.
British Museum, Londres.

Après avoir affronté les ravages du temps, les vestiges archéologique sont mis en péril par les circonstances-mêmes de leur découverte. Pierres et céramiques sont certes extrêmement durables, mais s’agissant de restes organiques ou d’objets métalliques se trouvant dans les mêmes sédiments, leur extraction précipite leur décomposition. Le changement brutal d’environnement et l’exposition à l’air libre peuvent en effet avoir des conséquences nuisibles pour les vestiges. Cette fragilité n’a pas échappé aux antiquaires et aux premiers archéologues, qui ont peu à peu reconnu la nécessité d’être présents sur le chantier de fouilles afin de pouvoir déterrer eux-mêmes les trouvailles et s’assurer de leur « conservation préventive ».

L’observation, l’enregistrement et l’illustration des opérations de terrain ont dès lors acquis une importance déterminante, encore accrue par la reconnaissance du rôle central de la stratigraphie et du contexte archéologique. Dès le XVIIe siècle, le Riksantikvarieämbetet, service des antiquités nationales suédoises, procède systématiquement au relevé et au dessin des monuments dont il a la charge. Au début du XVIIIe siècle, l’antiquaire français Roger de Gaignières formule succinctement cet « impératif documentaire » : « Importance de préserver les monuments ; difficulté de les préserver en nature ; nécessité de les conserver par écrit. » Les compétences et moyens spécifiques mis en jeu dans ce cadre, à la fois scientifique et patrimonial, sont aux fondements de l’archéologie professionnelle moderne.

 

Destructions délibérées

voir le média:Destructions délibérées

Vue de Cologne le 24 avril 1945. La ville a subi plus de 250 bombardements au cours de la Seconde Guerre mondiale.

L’archéologie est donc capable, en grande mesure, de contrôler ou de compenser les pertes inévitables qui accompagnent l’exhumation des vestiges. Il en va bien autrement des destructions délibérées du patrimoine, des actes de vandalisme ou de pillages qui accompagnent certains conflits. L’anéantissement des œuvres et des monuments des vaincus, l’éradication de la mémoire et la dépossession des survivants sont en effet des pratiques guerrières militaires et religieuses attestées dès les premières civilisations. Depuis les conquêtes égyptiennes et mésopotamiennes, en passant par le sac de Rome par les Barbares et celui de Constantinople par les Vénitiens, les sites et les vestiges archéologiques se sont avérés particulièrement vulnérables.

La France révolutionnaire s’en est prise pour sa part aux œuvres et édifices associés à l’Ancien Régime – ceux-là mêmes qu’Alexandre Lenoir tentait de sauver dans son musée des Monuments français. Avec la Première République et l’Empire, il s’agira plutôt de s’accaparer les richesses des pays conquis – une confiscation que condamne l’érudit Quatremère de Quincy dans ses Lettres au général Miranda sur le préjudice qu’occasionneraient aux arts et à la science le déplacement des monuments de l’art de l’Italie, le démembrement de ses écoles et la spoliation de ses collections, galeries, musées, etc. (1796).

Au XXe siècle, la protection du patrimoine en cas de conflits armés fait l’objet de plusieurs conventions internationales (dont celles de la Haye en 1907 et en 1954). Leur potentiel dissuasif reste cependant à confirmer, au regard des destructions attestées ces dernières décennies : les buddhas de Bâmiyân en Afghanistan, des lieux de culte et de culture en ex-Yougoslavie, les mausolées et les bibliothèques de Tombouctou et, plus récemment, des sites archéologiques proche-orientaux tels ceux de Ninive en Iraq et de Palmyre en Syrie.

Démolitions par inadvertance

voir le média:Démolitions par inadvertance

Carriers démolissant le dolmen de Rogarte à Carnac (Morbihan).
Médiathèque du Patrimoine.

Mises à part ces atteintes délibérées, somme toute assez exceptionnelles, ce sont avant tout des « dommages collatéraux » qui menacent le patrimoine archéologique. L’essentiel des destructions et des démantèlements sont en effet infligés « en cours de route », pourrait-on dire, simplement pour dégager les espaces occupés et aménager les territoires.

La tendance humaine à réoccuper des lieux déjà habités fait que des constructions nouvelles s’érigent fréquemment sur et à la place d’anciennes. Ainsi, au Moyen-Orient, les « tells » (collines artificielles) accumulent occupations et creusements depuis des millénaires, alors que, dans les cités antiques et médiévales, les matériaux et les emplacements se recyclent fréquemment.

Jules Quicherat constatait en 1865 que désormais « L’agent le plus énergique pour effacer les œuvres de la civilisation [est] la civilisation elle-même. D’âge en âge, par le progrès des idées ou par la mobilité du goût, on défit ce qui avait été fait auparavant ».

Pour Victor Hugo, cette déprédation du passé est aussi due à l’indifférence et aux délaissement des pouvoirs publics, qui font perdre à la nation le meilleur de son patrimoine : « Et une loi pour les monuments », en appelle-t-il dans son pamphlet Guerre au démolisseurs de 1832, « une loi pour l’art, une loi pour la nationalité de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathédrales, une loi pour les plus grands produits de l’intelligence humaine, une loi pour l’œuvre collective de nos pères, une loi pour l’histoire, une loi pour l’irréparable qu’on détruit, une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé, cette loi juste, bonne, excellente, sainte, utile, nécessaire, indispensable, urgente, on n’a pas le temps, on ne la fera pas! »