Appropriations politiques

Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Charenton-le-Pont. © RMN-Grand Palais/Paul Robert
L’archéologie, capable d’apporter des justifications tangibles au roman national, bénéficie d’une valorisation croissante tout au long du XIXe siècle. Au même titre que la langue et la littérature, que les coutumes populaires et les traditions régionales, les sites et les vestiges archéologiques, visités, entretenus et protégés, contribuent à consolider le sentiment d’appartenance à une patrie commune.
Cette construction identitaire pour ainsi dire « interne à la nation » s’augmente de considérations historiques, ethniques et géographiques plus larges. Par exemple, de la conquête d’Alger en 1830 au protectorat marocain de 1912, le patrimoine archéologique romain, avec ses villas, ses aqueducs, ses mosaïques et ses amphores, est perçu comme un élément commun – et donc unificateur – aux deux rives de la Méditerranée. Selon une logique analogue, à la suite de la Première Guerre mondiale et du traité de Versailles, des typologies et des cartes de distribution d’objets archéologiques servent à appuyer ou à contester des revendications territoriales en Europe centrale et orientale. Au début du XXe siècle, l’instrumentalisation politique et idéologique du patrimoine archéologique va en s’accentuant. Elle atteint un paroxysme durant l’époque nazie, lorsque deux organisations officielles du régime – le Ahnenerbe (littéralement « héritage ancestral ») et le Amt Rosenberg (« bureau Rosenberg », du nom de son dirigeant, l’idéologue nazi Alfred Rosenberg) – investissent des ressources considérables pour étudier, à l’est comme à l’ouest, le patrimoine archéologique, se l’approprier physiquementet le réinterpréter à la gloire du IIIe Reich.
La Rome de Mussolini

Prouesses techniques et démonstrations de pouvoir. Spoliation et transport de la stèle d’Axoum de l’Éthiopie jusqu’à Rome en 1937.
In Gli Annali dell’Africa Italiana, 1940.
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À Rome, les politiques d’urbanisme mises en place montrent bien les ambiguïtés du recours au passé, à l’archéologie et au patrimoine. Ce fut déjà le cas avec les projets d’« embellissement » lors de la conquête napoléonienne (1809-1814) et plus encore, un siècle plus tard, durant les deux décennies fascistes (1922-1943).
Avec Mussolini, les vestiges et les monuments anciens qui émaillent la ville éternelle vont servir de support à l’affirmation d’une idéologie impériale, étendant la gloire de la Rome antique à celle d’aujourd’hui. Dans le même temps, ce tissu archéologique fera aussi les frais d’une volonté de rupture, au profit d’une reconfiguration spatiale et sociale de la ville contemporaine.
Comme dans d’autres grands projets d’aménagement métropolitains – le Paris du baron Haussmann en est un bon exemple –, des nécessités de circulation et de salubrité sont invoquées pour justifier le dégagement des ruelles médiévales et l’« assainissement » des îlots urbains où s’entasse un prolétariat politiquement volatile. Des préoccupations d’hygiène sociale et d’espace public animent les projets architecturaux futuristes et les nouvelles infrastructures que lance le régime – et que le Duce se plaît à inaugurer lui-même d’un coup de pioche vigoureux. Le dégagement du forum romain et le percement de la via dell’Impero est la plus emblématique de ces réalisations : rehaussant certains monuments et en recouvrant d’autres, elle ouvre une artère de circulation rectiligne au sein de la zone archéologique, à la fois vitrine des vestiges antiques et axe de parade idéal pour faire défiler les chemises noires.
Mussolini se revendique d’une « romanité » qui imprègne et légitime son action modernisatrice et expansionniste. À l’instar de l’empereur Auguste, friand d’obélisques égyptiens, il fait acheminer et ériger à Rome des trophées du nouvel Empire Italien, dont la célèbre stèle d’Axoum, laborieusement transportée en 1937 depuis l’Éthiopie conquise (elle sera finalement restituée près de soixante-dix ans plus tard sous l'égide de l’Unesco).
Avec toutes ses spécificités, le cas de Rome illustre l’ambivalence d’une modernité qui cherche à se défaire du passé matériel tout en s’appuyant sur sa force symbolique.