Sur le thème « Les jardins de la Terre – Retour à la Terre Mère », l’édition 2020 du Festival international des jardins de Chaumont-sur-Loire fait place à « Régénération ». Ce jardin illustre le très long compagnonnage entre l’homme et la forêt. Il a été conçu par Catherine Baas, plasticienne, Jeanne Bouët, paysagiste, et Christophe Tardy, archéologue à l’Inrap. Ce dernier souligne de quelle façon l’archéologie peut indiquer une voie pour penser l’écologie des sociétés anciennes et modernes.

Dernière modification
30 septembre 2020

Vous êtes archéologue à l’Inrap où vous coordonnez la Cisap, la Cellule d’intervention sur les structures archéologiques profondes. Qu’est-ce qui vous a amené au Festival de Chaumont-sur-Loire ?

Christophe Tardy : Mon parcours d’archéologue est singulier. J’ai d’abord fait des études de biologie et de botanique, avant d’être sensibilisé au paléo-environnement. Mon doctorat portait sur les paléo-incendies et l’influence du climat sur les forêts amazoniennes. Pour devenir archéobotaniste, j’ai dû effectuer parallèlement un cursus archéologique « accéléré ». Puis, j’ai travaillé à l’Association pour les fouilles archéologiques nationales (Afan) en Guyane avant d’intégrer la direction interrégionale Midi-Méditerranée en tant que coordinateur environnement pour les grands travaux. Depuis 2016, j’encadre une équipe de 11 agents formés à la fouille des structures archéologiques profondes et notamment des puits. Les puits qui ont livré nombre de données sur les paysages, en particulier de l’Antiquité. Le projet « Régénération », que nous présentons au festival, mêle ces deux expériences amazonienne et méditerranéenne.
 

Avant ce festival, aviez-vous déjà une pratique de la conception de jardin ?

Christophe Tardy : Avec Laurent Fabre, un collègue archéobotaniste de l’Inrap, j’ai participé à la conception d’un jardin antique méditerranéen à Balaruc-les-Bains. Cela a été un travail de plusieurs années et ce jardin est aujourd’hui très visité. Catherine Baas, la plasticienne et Jeanne Bouët, la paysagiste, avec qui j’ai réalisé « Régénération » à Chaumont-sur-Loire, en avaient entendu parler. Elles m’ont présenté leur projet graphique d’un arbre qui chute : sept bacs alignés et différemment inclinés, contenant le même arbre ou presque. Ce dispositif suggère au visiteur l’image d’un arbre qui, petit à petit, bascule, illustrant le thème du festival « retour à la Terre Mère » .

Dessin du projet Régénération

Dessin du projet Régénération

©

Catherine Baas, Jeanne Bouët, Christophe Tardy

Cette image d’un arbre en chute avait donc pour vous un fort pouvoir évocateur ?

Christophe Tardy : Elle m’a immédiatement fait penser au phénomène de « chablis » (déracinement). En Amazonie, les grands arbres ne meurent pas sur pied, ils tombent en raison de leur propre déséquilibre. Leur houppier devient si lourd qu’il dépasse leur capacité de maintien racinaire et les arbres finissent par s’effondrer. C’est à la fois une mort et une promesse pour toutes les plantes alentour qui attendaient l’espace et la lumière pour se développer. Avec l’« abattis », l’homme ne fait que reproduire cette trouée libératrice laissée par l’arbre ; celle qui rend possible l’agriculture. Pendant ma thèse sur les anciens incendies de forêt, j’ai aussi trouvé des traces de l’agriculture itinérante sur brulis laissées par les populations amérindiennes au cours des millénaires. J’allais chercher des charbons dans les sols. Il me fallait distinguer ce qui était de l’ordre de l’incident climatique, qui avait pu causer un incendie naturel, de ce qui était de l’ordre du brulis et de l’impact anthropique. L’incendie est aussi présent dans certains mythes amérindiens, comme ceux qu’a rassemblés l’anthropologue Philippe Descola. Dans un mythe achuar, je crois, il y a une population qui meure de faim. Au bout d’un moment, la grand-mère se lève, part dans la forêt, s’enflamme et dans ses cendres poussent la patate douce, le manioc, le maïs... C’est en quelque sorte par ce « sacrifice » que naissent les plantes cultivées dans l’imaginaire amazonien ou amérindien. C’est le point de départ de notre cheminement.
 

Comment ces pratiques et ces mythes amazoniens prennent-ils forme dans un jardin ?

Christophe Tardy : La parcelle est en forme de cellule végétale. À l’endroit où l’arbre bascule, dans un angle, il y a un espace avec des souches et des troncs couchés. C’est l’abattis. Dans ces souches naissent des plantes pionnières et des plantes cultivées, des lianes, des bananiers, des tubercules en tous genres. C’est le jardin apparemment désorganisé. Progressivement elles sont conduites, dirigées, domestiquées par les hommes. Un olivier invité à table symbolise cette nouvelle intimité. C’est la plasticienne qui a eu l’idée de l’arbre partenaire. Moi, dans cette espace du jardin, j’ai voulu évoquer la « complantation », pratique préconisée par les agronomes antiques où se côtoient arbres, arbustes et herbacées, avec un bénéfice mutuel. De la vigne mariée à l’arbre, aux cultures intercalaires de moutarde ou de lupins. Impossible de respecter les normes géométriques des complants antiques, la parcelle étant très petite, cela évoque cependant la pertinence de ces « associations » que vantent à nouveau aujourd’hui l’agroforesterie et la permaculture. Tomates, vignes, kiwis, pommiers, mûriers, passiflores... Nous avons résolument choisi de faire un jardin international avec des espèces de tous les continents qui se mélangent dans une histoire improbable. Ensuite retour à la terre mère : on passe à une zone de transition où la parcelle cultivée est rendue à la nature, reprise jusqu’à l’émergence d’un prochain arbre que l’on coupe et qui laisse une trouée, un nouvel espace.

C’est donc un cycle ?

Christophe Tardy : Tout à fait. Ce cycle est une ode à l’agriculture traditionnelle itinérante sur brulis, qui ne fait qu’imiter la régénération naturelle forestière, et qui ne fait qu’emprunter la terre pendant quelques années. Comment toutes ces plantes domestiquées sont conduites et s’aident au travers d’une forme de mutualisme, c’est ce que l’on appelle la « phytosociologie », que nous avons voulu illustrer et questionner, de l’écosystème manipulé jusqu’au « ré-ensauvagement » du jardin.
Deux espaces s’opposent en miroir, un coin de forêt détruit et un autre « vierge » qui, au contraire, sert de zone « refuge ». On a découvert en effet que certains endroits de l’Amazonie n’avaient pas subi d’incendies au cours des millénaires. Ils étaient protégés des variations climatiques par une pluviométrie plus forte, si bien que même s’il y avait des périodes sèches, la pluie suffisait pour maintenir la forêt tropicale. Ces zones refuges ont existé partout. En Europe pendant les glaciations, les plantes se sont maintenues dans des vallées encaissées, ou sur des zones littorales. 
L’Homme par la déforestation aggrave les effets du changement climatique et la destruction des refuges naturels risque de rendre impossible le nécessaire ré-ensauvagement. Le cycle risque d’être définitivement brisé.
 

Ces concepts de « phytosociologie » et de « ré-ensauvagement » sont-ils connus des sociétés forestières ?

Christophe Tardy : Les populations forestières ont une très bonne connaissance de l’écologie et de la phytosociologie et elles n’opposent pas, comme nous le faisons, nature et culture. Elles ont d’autres systèmes de pensée et d’autres pratiques agricoles, conformes à ce que Philippe Descola a appelé la « nature domestique ». Stéphanie Carrière, une chercheure en ethnoécologie, a ainsi travaillé au Cameroun sur les « orphelins de la forêt », une pratique qui consiste à laisser quelques arbres dans les parcelles défrichées car ils sont utiles à la reforestation. Les oiseaux y reviennent et apportent une pluie de graines qui permet à la forêt de revenir plus rapidement. De manière générale, l’idée est bien présente chez les Indiens d’Amazonie et dans certaines populations d’Afrique centrale que la terre est pauvre et que l’on emprunte un morceau de terre pour la cultiver pendant deux ou trois ans avant de la rendre à la forêt. Cette agriculture traditionnelle et itinérante sur brulis a, par sa surface faible, un impact si réduit, dans le temps et l’espace, qu’elle permet à la forêt de revenir, presque intacte, voire même enrichie. Est-ce que la population de palmiers comestibles d’Amazonie est le fruit du hasard et de l’écologie ou d’une forme de domestication ? Les travaux des anthropologues ont démontré qu’à force de défricher, planter des espèces, protéger des arbres fruitiers ou qui ont telle ou telle utilité, pendant plus de 3 000 ans, l’Amazonie était plus riche en espèces profitables à l’Homme. Elle est plus, nourricière, enrichie par les hommes à leur profit, mais aussi préservée, sans perdre de sa diversité.
 

Vous faites beaucoup référence à l’ethnologie et à l’anthropologie, mais où se situe l’archéologie ?

Christophe Tardy :  L’archéologie est très importante car c’est grâce à elle que nous pouvons vérifier toutes ces informations sur la longue durée. Quand j’ai commencé mes recherches en Amazonie, les pédologues, les spécialistes qui étudient la formation et l’évolution des sols, étaient très surpris d’y trouver des charbons de bois. En effet, il y a toujours eu ce fantasme que l’Amazonie était une forêt primaire, immuable. On ne s’attendait pas à y trouver autant de traces archéologiques, d’abattis et encore moins de traces d’incendies en zone équatoriale. Maintenant, nous voyons dans l’actualité, que les feux se répètent, que la forêt brûle toujours plus chaque année, alors qu’elle avait su résister jusqu’alors à des millénaires d’utilisation par l’Homme. 
L’archéologie vient donc rétablir un peu de vérité dans ces terres de fantasme que sont les forêts, supposées primaires, d’Amazonie et mettre en lumière d’autres manières d’utiliser la ressource. « Emprunter » plutôt qu’« exploiter ». Le jardin « Régénération » évoque aussi toutes les découvertes que nous avons faites ces dernières années en Méditerranée qui révèlent l’intelligence des pratiques agricoles antiques. Vergers complantés avec leurs fosses de plantation d’arbres bien alignés, oliviers, pruniers, figuiers…, au milieu desquels poussaient des rangées de vigne entre lesquelles s’intercalaient blé puis trèfle, moutarde et orge…
L’agroforesterie et la permaculture n’ont rien inventé, elles ne font que redécouvrir les bienfaits des techniques pratiquées par les sociétés traditionnelles, qui ont transformé leur environnement sans forcément le dégrader. Depuis que l’humanité existe, les générations qui ont vécu entre 1920 et 2020 seront sans doute les témoins de la pire méconnaissance du monde végétal et du plus grand mépris du pouvoir de régénération de la terre ! Que diront de nous les archéologues des siècles suivants ?

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À l'occasion de la Fête de la Science, le vendredi 9 octobre (scolaires) et le samedi 10 octobre (tous publics) 2020, « Régénération » accueille son concepteur Christophe Tardy  pour un atelier-conférence autour de la carpologie et l'étude des puits.