Le 23 avril 1983, 120 personnalités du monde de l'art contemporain participent à un banquet organisé par l'artiste Daniel Spoerri dans le parc du domaine du Montcel, à Jouy-en-Josas (Yvelines), où devait s'implanter un an plus tard la fondation Cartier.

Dernière modification
25 avril 2016
Au milieu de ce repas de tripailles, le banquet est enterré dans une tranchée longue de 60 mètres creusée dans la pelouse. Tables, nappes, vaisselle, couverts, reliefs de repas, graffitis, dédicaces, objets d'art, photos sont ensevelis sous des mètres cubes de terre, au cours d'un rituel collectif orchestré par l'artiste.
Cette performance intitulée « L'enterrement du tableau-piège » marque le renoncement par Daniel Spoerri à sa série de tableaux-pièges, dont de nombreux  spécimens sont exposés dans les musées. Il en restera dans le parc une oeuvre discrète, intitulée Le déjeuner sous l'herbe en référence ironique au tableau de Manet, lui-même inspiré du Concert champêtre de Titien.
Le déjeuner sous l'herbe fait partie des oeuvres pérennes (Long Term Parking d'Arman, Hommage à Eiffel de César, Six ifs de Raymond Hains...) qui sont demeurées dans le parc du Montcel après le déménagement de la fondation Cartier boulevard Raspail à Paris, en 1994.

Enfoui depuis 1983, le banquet de Daniel Spoerri s'est décomposé, jusqu'à n'être qu'un souvenir. Pour en étudier les vestiges, vingt-sept ans plus tard, les premières fouilles archéologiques de l'histoire de l'art contemporain sont organisées, sous l'égide de l'artiste, par la Société du déterrement du tableau-piège, de l'université de Paris I, de l'EHESS, de l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux du CNRS, avec le concours de l'Inrap.
Cet événement pluridisciplinaire se déroulera du 31 mai au 10 juin 2010 et réunira, en présence de Daniel Spoerri, des archéologues, un anthropologue, un historien de l'art, un cinéaste entre autres spécialistes.
Si certains espèrent repousser les définitions classiques de la science et de la création, pour d'autres il s'agit d'une véritable enquête anthropologique. La fouille du Déjeuner sous l'herbe s'apparente aussi à une archéologie des détritus contemporains, la Garbage Archaeology anglo-saxonne, qui n'a pas d'équivalent en Europe. Elle convoquera toutes les spécialités de l'archéologie : palynologie, dendrologie, sédimentologie, datation carbone 14, analyses chimiques, etc.
Cette fouille invite à redéfinir les limites chronologiques de la discipline et à s'interroger sur l'archéologie du temps présent.

Plasticien, performer, sculpteur et fondateur en 1960 du nouveau réalisme aux côtés d'Yves Klein, de Martial Raysse ou de Jean Tinguely, Daniel Spoerri (né en 1930) continue ici à mettre en cause la notion d'oeuvre et de création, tout en offrant aux scientifiques un extraordinaire champ d'étude expérimental.

La fouille du Déjeuner sous l'herbe sera ouverte au public à l'occasion de la journée qu'ARTE consacre à l'archéologie le 5 juin sur son antenne, journée conçue avec l'Inrap et qui sera relayé dans plus de cent lieux en France.

Daniel Spoerri

Né en 1930 à Galati en Roumanie, Daniel Isaak Feinstein, dit Daniel Spoerri, est un artiste suisse d'origine roumaine. Après l'exécution de son père par les nazis, il se réfugie en 1942 en Suisse et rencontre Jean Tinguely. Il débute comme danseur à l'opéra de Berne avant de se consacrer au théâtre comme metteur en scène, acteur et décorateur. Il s'installe à Paris en 1959, où il crée ses premiers « tableaux-pièges » en collant sur des planches des objets quotidiens amassés dans sa chambre d'hôtel, qui acquièrent une présence insolite en passant d'un plan horizontal à un plan vertical. Il rejoint le groupe des nouveaux réalistes lors de sa fondation en 1960. Il ouvre ensuite un restaurant à Düsseldorf en 1968, puis une Eat-Art Gallery. Il y colle les restes du repas à la table, tels que le client les a laissés. En 1983, à Jouy-en-Josas, L'Enterrement du tableau-piège, marque symboliquement et effectivement la fin de cette production plébiscitée par le marché de l'art. En 1972, le Centre national d'art contemporain à Paris lui consacre une rétrospective. Ses oeuvres sont présentes dans la plupart des collections d'art des années 1960 à 1990.

La fouille et ses enjeux archéologiques

La fouille vingt-sept ans plus tard, à l'initiative de Bernard Müller et sous l'égide de Daniel Spoerri, d'un segment du Déjeuner sous l'herbe est d'un grand intérêt archéologique pour différentes raisons.
D'un point de vue méthodologique, il est intéressant de voir, un quart de siècle plus tard, quels types de vestiges, dans un contexte où une documentation orale, écrite et photographique existe, peuvent être retrouvés et de mettre en évidence les raisonnements qui seront utilisés par les archéologues d'aujourd'hui.
Si la Garbage Archaeology, archéologie des vestiges détritiques contemporains, a été pratiquée aux Etats-Unis par William Rathje avec d'importantes conclusions méthodologiques, il n'y a d'expériences similaires ni en Europe en général, ni en France en particulier.
Cette fouille pose aussi, y compris d'un point de vue juridique et administratif, la question de la définition de l'archéologie. En 1991, la fouille de la tombe de Alain-Fournier à Saint-Rémy-la-Calonne (Meuse) avait provoqué un débat sur les limites chronologiques et la définition même de l'archéologie ; un colloque sur « L'Archéologie du temps présent » s'en était suivi.
Par ailleurs, les démarches d'anticipation, telle l'exposition itinérante créée en 2003 par le musée de Lausanne « Futur antérieur : Trésors archéologiques du XXIe siècle après J.-C. » offrent au public une réflexion sur l'archéologie et le temps des sociétés. Ainsi se vérifie la place de l'archéologie dans la société et la fouille du Déjeuner sous l'herbe revêt un grand intérêt scientifique et épistémologique.
Cette action archéologique se situe dans le prolongement de l'acte artistique de Daniel Spoerri, tel qu'il l'avait lui même imaginé, et constitue une étape supplémentaire (mais non ultime) de sa démarche.
Après avoir été dès l'origine (à la Renaissance) étroitement associée à l'art en s'identifiant, sinon en se réduisant, à l'histoire de l'art, l'archéologie s'en était peu à peu émancipée en s'étendant à l'ensemble des traces matérielles des sociétés, passées ou présentes. Par une ironie de l'histoire, l'art contemporain (depuis les nouveaux réalistes au moins), rejoint désormais l'archéologie dans un intérêt commun pour les déchets, en tant que forme privilégiée pour rendre compte des sociétés humaines.
Enfin dans la période récente, l'archéologie s'est intéressée tout particulièrement aux « banquets » et a montré l'importance de ces manifestations festives pour le fonctionnement social, depuis les enceintes néolithiques des Ve et IVe millénaires jusqu'aux grands banquets gaulois, en liaison avec l'anthropologie sociale.

C'est pourquoi, la fouille du Déjeuner sous l'herbe constitue à de multiples points de vue une initiative scientifique importante. Elle se conformera entièrement à la chaîne opératoire usuelle de toute fouille archéologique et en respectera rigoureusement les protocoles actuels.

Ce qui motive l'intervention des archéologues, est l'approche d'une société à travers ses seules traces matérielles et sans tenir compte de la distance temporelle. L'étude expérimentale de l'évolution de restes alimentaires ayant effectué un séjour prolongé dans le sol apporte des données précieuses. C'est en effet un des traits marquants de l'archéologie contemporaine - celle qui va au-delà des monuments et des belles pièces - que de s'intéresser aux processus de formation des dépôts archéologiques. Comprendre, par une expérience contrôlée et documentée, les modes de sédimentation de certains types de vestiges, étudier les effets de cet enfouissement sur leur préservation matérielle et leur altérations physico-chimique, cartographier leur répartition spatiale, identifier les processus naturels qui permettent de mieux interpréter les traces du passé : cette démarche - dans la droite ligne des travaux de palethnologie d'André Leroi-Gourhan ou de ceux des ethno-archéologues anglo-saxons - ne manquera pas d'affiner les connaissances et de mieux sensibiliser les praticiens et le public à une approche désormais indispensable à l'archéologie de terrain.

Anthropologie d'une civilisation disparue ?

Voulue par l'artiste dès 1983 et partie prenante de l'oeuvre originelle, cette fouille permettra de confronter les vestiges conservés dans le sol aux documents d'archives et de mesurer le hiatus entre les interprétations du mobilier archéologique d'aujourd'hui et ce que l'on sait de l'événement de 1983.

Qui sont les gens qui ont procédé à cette surprenante action artistique ? Que faut-il savoir du Déjeuner sous l'herbe pour le comprendre à partir des traces archéologiques ? Quels en étaient les enjeux ? Quels étaient les principes qui ordonnaient ce rituel ? À quelles « règles hiérarchiques» le banquet et son enfouissement répondaient-ils ? Quelle était la culture du monde de l'art des années 1980 et qu'en reste-t-il aujourd'hui ? L'archéologie est-elle légitime pour traiter du monde d'aujourd'hui ? Que peut-elle nous dire sur l'époque où s'est déroulé le banquet que nous ne saurions déjà ? Et en quoi les trouvailles sur le chantier de fouille permettront-elles de contribuer à la recherche sur l'art des années 1980, comme à la recherche sur l'interprétation des vestiges ?

Exposition « Les premières fouilles de l'art contemporain »

À l'occasion du 50e anniversaire de la déclaration constitutive des nouveaux réalistes, les vestiges de la fouille seront présentés au public, sous une tente de chantier archéologique, les 7 et 8 octobre 2010, au centre Georges Pompidou, puis au printemps 2011 au musée d'Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye.

Sous  une tente « Barnum », l'exposition présentera les objets découverts  dans une scénographie inspirée du chantier archéologique. Une structure-mobilier, boite à outils, se veut un dispositif qui met au jour des indices.
La présentation volontairement cryptée a pour objet de troubler, amuser mais aussi déstabiliser le visiteur.
Cet espace d'une centaine de mètres carrés accueillera une construction centrale en structure échafaudage, sorte une grande étagère,  permettant d'abriter, de classer différents vestiges, outils et informations. Au recto, se déploieront dans une trame la typologie des artefacts de la fouille : outils et matériels de chantier, images des étapes des mises au jour, de prospections électromagnétiques, reportages vidéos.
Au verso, se développera grandeur nature la stratigraphie de la fouille. En regard, au sol une vue zénithale de la tranchée à l'échelle 1.

Un documentaire réalisé par Laurent Védrine retracera l'enfouissement puis l'excavation du tableau-piège de Daniel Spoerri, il croisera les approches de l'art, de l'archéologie et de l'anthropologie sociale.

Calendrier (2010 à 2012)

26-28 janvier 2010 : prospection électrique dans le domaine du Montcel

31 mai - 11 juin 2010 : fouilles archéologiques

5 juin : ouverture au public dans le cadre de la « journée de l'archéologie »

2 et 3 octobre 2010 : préfiguration de l'exposition « les premières fouilles de l'art contemporain »  dans le cadre de la « Nuit Blanche » de la ville de Paris.

7 et 8 octobre 2010 : présentation de l'exposition au centre Georges Pompidou.

27 octobre 2010 : cinquantenaire de la signature de la création des Nouveaux Réalistes et parution d'un guide, sur le modèle d'un relevé topographique archéologique.

Printemps 2011 : exposition au musée d'Archéologie nationale-château de Saint-Germain-en-Laye. Présentation du documentaire Excavation du tableau-piège. Publication d'un catalogue.

2011 : itinérance de l'exposition « Les premières fouilles de l'art contemporain »

Hiver 2011/2012 : conférence de clôture et ré-enfouissement des vestiges.
Performance : reconstitution de l'action par l'Atelier-Théâtre de Lomé (Togo)
Coordination : Société du déterrement du tableau-piège
Recherches anthropologiques : Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux) - UMR 8156 CNRS - CNRS, INSERM, EHESS, UP13
Recherches archéologiques : Université Paris I Panthéon-Sorbonne et Inrap
Contact(s) :

Mahaut Tyrrell
chargée de communication médias
Inrap, service partenariats et relations avec les médias
01 40 08 80 24 - mahaut.tyrrell [at] inrap.fr

Sandrine Le Flohic
chargée du développement culturel et de la communication
Inrap, direction interrégionale Centre - Île-de-France
01 41 83 75 51 - sandrine.le-flohic [at] inrap.fr

Bernard Müller
Société du déterrement du tableau-piège
06.74.93.08.82 - fouilles [at] sdtp.eu
http://www.sdtp.eu