Le Muséum d’histoire naturelle de Toulouse présente « Momies, corps préservés, corps éternels », une exposition labellisée « L’Inrap a 20 ans ! ». Commissaire scientifique de l'exposition, Patrice George (Inrap), revient sur cette pratique qui a concerné tous les continents, de la Préhistoire à nos jours.

Dernière modification
05 mars 2024

Comment est né le projet d’exposition ?

Patrice Georges : L’exposition s’inscrit dans un double anniversaire : celui de la découverte de la tombe de Toutankhamon, il y a 100 ans, et celui du déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, il y a 200 ans. C’est Fabien Laty, au Muséum d’histoire naturelle de Toulouse, qui a lancé le projet. Le muséum organise des expositions autour de l’interaction homme-nature-environnement. Les momies, qu’elles soient humaines, ou animales, naturelles ou artificielles, sont le reflet de cette interaction. De nombreuses ressources existaient au muséum, des momies humaines ainsi que des préparations animales, des insectes dans les résines, des serpents et des chauves-souris dans du formol. Toutes ces préparations peuvent être considérées comme des momies, puisqu’on a figé ces animaux dans la mort et qu’ils ne se décomposent pas. Certains objets ne relèvent pas forcément de la momification à proprement parler, comme des objets de cire ou un vautour écorché à la façon de Fragonard de la faculté de Montpellier, autant de pièce pour apprendre l’anatomie. Le muséum voulait aussi mettre en valeur les collections égyptologiques et antiques des musées toulousains Georges Labit et Saint-Raymond et des pièces sud-américaines du musée d’Auch.

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Écorché de Jules Talrich - Muséum de Toulouse.

© Patrice Nin, Muséum de Toulouse

Qu’est-ce que le phénomène « momie » ?

P.G.-Z. : C’est un corps ou un organisme qui ne se décompose pas, tout simplement. Dans le cas de l’embaumement en Égypte, la part culturelle est évidemment très forte, mais les conditions environnementales comptent aussi pour beaucoup. Imaginons une momie égyptienne qui serait conçue à Toulouse, celle-ci se conserverait quelque temps, mais elle ne traverserait pas les siècles comme les momies égyptiennes. Ces dernières ont été le plus souvent bien préparées, mais elles ont aussi bien profité, le plus souvent, de conditions environnementales parfaites, mais pas partout en Égypte. On imagine d’emblée une intervention d’origine anthropique, mais de nombreuses conservations sont complètement naturelles. C’est ainsi le cas de l’homme de Tollund, naturellement momifié dans les tourbières, ou d’Otzi, préservé dans un glacier. Nous présentons aussi une extraordinaire patte de mammouth laineux qui a été conservée dans le pergélisol sibérien. Si l'on pousse le raisonnement, un poisson dans un congélateur, c’est aussi une momie naturelle. Il ne se décompose pas, parce que des phénomènes physiques et chimiques bloquent le processus de décomposition.

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Salle de l'exposition, momies naturelles. 

© Patrice Nin, Muséum de Toulouse

L’exposition veut ouvrir l’esprit au fait qu’il y a un certain nombre de milieux propices à la conservation des corps, sans qu’entre en jeu une volonté humaine, même s’il y a souvent matière à discussion. Certaines sociétés sont manifestement allées chercher ces environnements particuliers. Ils ne pouvaient pas savoir qu’ils empêchaient les corps de se décomposer. Il revient aux chercheurs de se poser la question à chaque fois.

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Patte postérieure gauche de mammouth laineux, Sibérie, Îles Lyakhov, Muséum national d'histoire naturelle, Paris (donné à la France en 1912).

© Patrice Nin, Muséum de Toulouse


Quels gestes empêchent la décomposition ?

P.G.-Z. :​ Il existe de multiples recettes, selon les époques, les lieux, tout comme le symbolisme ou les outils diffèrent. L’idéal est toutefois de retirer les viscères et de gérer les flux du corps humain, en particulier le sang, mais aussi les matières fécales et l’urine, autant de nids à bactéries et germes. Les cavités libérées sont traitées. Des liniments externes et des bandelettes, des tissus ou tout autre dispositif aident à protéger le corps sur le plus ou moins long terme, en en interdisant l’accès aux insectes par exemple. Placer le corps dans un contenant spécifique et/ou un milieu favorable parachève la conservation.

La momie, qu’est-ce que cela traduit face à la mort ?

P.G.-Z. :​ Généralement, la momification artificielle relève dans beaucoup de cultures sinon d’une croyance en la survie du corps, tout du moins d’une certaine continuité entre la vie et la mort. Mais la question des motivations est difficile car en définitive il existe très peu de textes à ce sujet. Dans l’exposition, une carte montre que des momies ont été retrouvées sur tous les continents et à toutes les époques, y compris très récemment. Nous évoquons ainsi des cas très particuliers, comme des pratiques d’auto-momification par des moines bouddhistes. Une statue de Bouddha des XIe-XIIe siècles passée au scanner permet de révéler sous la peinture dorée la momie d’un moine en position de méditation. Il n’existe bien évidemment aucun rapport entre cette pratique et la momification égyptienne ou des cas beaucoup plus récents. Des corps momifiés semblent même avoir été présentés à Toulouse, dans une crypte creusée près de l’église des Cordeliers et les momies exposées du XVIIe au XXe siècle dans la basilique de Saint-Michel de Bordeaux sont célèbres. D’une manière générale, la momification artificielle doit être comprise comme une étape essentielle des pratiques funéraires. L’embaumement est d’autant plus présent qu’avec l’invention au XIXe siècle des produits chimiques une volonté de conserver les corps, au moins un certain temps, s’est prolongé jusqu’à très récemment. J’attire votre attention sur le fait que Nicolas Delestre, qui est un très grand connaisseur de la thanatopraxie moderne, a prêté des pièces uniques : les coffrets d’embaumeurs de Jean-Nicolas Gannal et du Dr Sucquet, qui sont les inventeurs des méthodes modernes de conservation, les « stars » de l’embaumement.

À quel titre, participez-vous au commissariat scientifique de l’exposition ?

P.G.-Z. : L’exposition a été créée et montée par Fabien Laty et les équipes du Muséum d’histoire naturelle ; il a monté un comité scientifique composé de spécialistes de chaque période. Au regard de mes travaux sur les pratiques funéraires en général, dont le discours est centré sur la putréfaction des corps, et l’embaumement en particulier, la rencontre avec Fabien Laty s’est faite naturellement ; le muséum d’histoire naturelle de Toulouse a une longue histoire avec l’Inrap. Le commissariat scientifique avait pour but de valider le discours et de contribuer à un certain nombre de cartels, sans compter la publication. Depuis plus de 20 ans, j’ai la chance de travailler sur l’embaumement à Alexandrie où la momification apparaît dès la période ptolémaïque, au IIe siècle av. J.-C. Et je trouve encore régulièrement des momies en Égypte sur le site de Bouto (L. Mazou dir.).

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Mission de Bouto (Egypte), découverte de 2022. Même en Egypte, les conditions ne sont pas toujours favorables à la conservation des momies. Plâtre et résine dans le crâne font pourtant des indices de la momification de ce corps. (c) PGZ, Mission Bouto.

© Patrice Geoges, Inrap

Par ailleurs, je suis peut-être encore le seul à explorer les pratiques de l’embaumement occidental médiéval, tant d’un point de vue archéologique et anthropologique que historique. Mes premiers articles sur le sujet sont d’ailleurs dans des revues d’histoire. J’ai aussi eu la chance de diriger l’étude pluridisciplinaire du caveau de Louis XI et de sa femme Charlotte de Savoie à Cléry-Saint-André (Loiret), où les gestes liés à l’embaumement ont été interrogés. La réflexion diachronique sur l’embaumement, je l’ai aboutie il y a peu, dans le cadre d’une thèse de doctorat (mention spéciale du jury du prix thèse 2021 de MSHS de Toulouse). Cette exposition et l’ouvrage qui l’accompagne s’en font un peu le reflet. L’embaumement médiéval a en effet longtemps été jugé à l’aune des découvertes égyptiennes.

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Caveau de Louis XI et de et de sa femme Charlotte de Savoie à Cléry-Saint-André (Loiret). Expertise Inrap. Crânes sciés liés à la pratique de l'embaumement. PGZ, Inrap

© Patrice Geoges, Inrap


Justement, quand l’embaumement apparaît-il en France ?

P.G.-Z. :​ Le plus ancien cas avec les preuves d’un embaumement interne (avec éviscération) remonte au IXe siècle, mais des mentions et des découvertes archéologiques, dont certaines sont récentes, indiqueraient une pratique de l’embaumement (externe ? interne ?) qui remonteraient au haut Moyen-Âge. On a longtemps voulu croire à une tradition ininterrompue qui serait arrivée chez nous par les Romains et qui viendrait des Égyptiens, ce qui laissait croire que l’embaumement médiéval était en quelque sorte la version dégénérée d’une pratique antique très aboutie. Les gestes, les outils et les intentions n’étaient pas les mêmes. Au Moyen Âge, chez nous par exemple, pour retirer le cerveau, on a fait un choix technique qui n’est pas des plus simples en sciant le crâne sur tout son pourtour. On n’a jamais fait de trous à l’arrière du crâne pour le retirer. Les encyclopédies chirurgicales témoignent pourtant de l’existence du trépan. Dès lors que le corps était exposé, comme les personnages royaux, une telle approche aurait facilité l’opérateur. Au lieu de ça il a fallu scalper, enlever les chairs puis scier avant de tout remettre en place, signe indubitable de la volonté de prélever le cerveau dans sa forme entière ou presque. Les Égyptiens, eux, ont choisi une autre voie : ils passaient par la voie nasale à l’aide d’un crochet.

L’embaumement n’est donc pas une invention égyptienne ?

P.G.-Z. :​ L’idée selon laquelle Égyptiens auraient inventé l’embaumement est une idée reçue. Certes, la qualité d’embaumement est telle qu’elle est très esthétique, mais elle a énormément bénéficié des conditions climatiques. Techniquement, les gestes sont remarquables, mais d’autres contextes plus anciens témoignent de techniques tout aussi sophistiquées, même si le résultat est différent. Ce ne sont pas toujours à proprement parler des momies. Au nord du Chili, les momies chinchorro relèvent presque de la taxidermie et sont deux mille ans plus ancienne. Certaines de ces momies, qui recomposent des paquets d’os et impliquent donc la disparition des parties molles, évoquent ce qui a par exemple été fait pour Saint-Louis. Son corps a été bouilli et décharné mécaniquement pour obtenir les os. J’ai retrouvé un seul car archéologique assez probant de cette pratique en France.

Comment expliquer ces gestes au public ?

P.G.-Z. : C’est peut-être ce qui est le plus dur dès lors que l’on évoque des sujets comme la mort et que l’on expose des restes humains ; mais c’est la force du muséum d’histoire naturelle de Toulouse d’avoir mis à contributions l’ensemble de ses spécialistes sur ces questions, du concepteur de l’exposition jusqu’aux professionnels de la médiation, en passant par les régisseurs etc. Tout d’abord, l’exposition a mis en place des dispositifs singuliers. Ont ainsi été recréées les odeurs, comme celles provenant de produits d’embaumement égyptien ou celle de sainteté… Les gens ne connaissent la momie que par les images ou les documentaires, et ils n’ont pas cette sensation d’odeur qui est importante. Des petits pressoirs dégagent l’odeur choisie. Par ailleurs, Toulouse a la chance d’avoir en ses murs une société novatrice en termes d’imagerie médicale au service de la culture et du patrimoine. Grâce à IMA solutions, qui a notamment scanné les momies du British Museum, les visiteurs peuvent réaliser en quelque sorte des autopsies virtuelles ; ils peuvent voir à l’intérieur de momies, les faire pivoter sous tous les angles, les démailloter. Cette sorte d’écorché numérique permet de distinguer les os et les objets associés.

Dans la section égyptienne, il y a bien évidemment des momies d’animaux. Par tomodensitométrie, une momie de chat du musée de Rouen a été scannée, imprimée en 3D et en transparence. De telle sorte qu’on peut voir que sa composition n’est pas du tout conforme à ce qu’on pouvait attendre : pas de squelette de chats, mais des os de chats en désordre… Ces nouvelles technologies d’imagerie réservent en effet souvent des surprises. Une momie entrée au musée il y a plus de 100 ans, mais sans que l’on connaisse sa provenance exacte, a été scannée. La présence de quatre éléments de fémur a lancé les chercheurs du muséum sur une enquête passionnante sur cette recomposition.

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Momie de femme égyptienne. Epoque Ptolémaïque ou romaine - Muséum de Toulouse

© Patrice Nin, Muséum de Toulouse

Enfin, le muséum a mis en place un dispositif spécifique pour les momies dont les parties du corps étaient apparentes. Ces momies sont exposées derrière des glaces sans tain ; un pictogramme avertit le visiteur qui doit être actif dans la démarche en actionnant une lumière. Grâce à ce dispositif et au discours apporté, le public est ravi et l’exposition démarre très bien, tant il est vrai que la momie est le cadavre que l’on peut voir. La dimension éthique est très présente dans l’exposition, notamment à la fin du parcours où sont rappelés les articles de lois et les règles liés aux restes humains. Ce qui n’empêche pas de se poser la question des avatars actuels ou à venir de la momification… Le désir de conserver les corps est peut-être universel et son histoire est en tout cas loin d’être terminée.

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Memento Mori, entrée de l'exposition. 

© Patrice Nin, Muséum de Toulouse

Lire également Voyage dans une cybermomie de chat au musée des Beaux-Arts de Rennes

Bibliographie
. GEORGES-ZIMMERMANN (P.) (dir.), Les sépultures prestigieuses de l’église Notre-Dame de Cléry-Saint-André (Loiret). Etude pluridisciplinaire du caveau de Louis XI. Contribution à l’histoire de l’embaumement médiéval, L’Harmattan, Paris, 2015.
. GEORGES (P.), Être préparé pour le grand voyage. Traitements des corps morts plus ou moins loin au Moyen Âge, dans D. Boyer-Gardner et M. Vivas, « Déplacer les morts. Ritualisation, voyages, funérailles, exhumations et réinhumations au Moyen Âge », Thanat’ Os 2, Bordeaux, 2014, p. 37-57.
. GEORGES (P.), Étude générique des modifications de surface osseuse d’origine anthropique de l’ossuaire médiéval du Clos des Cordeliers de Sens (89), dans CHARLIER (Ph.) (éd.), Actes du 2e colloque international de Pathographie, avril 2007, Collection Pathographie 4, Editions de Boccard, Paris, 2009, p. 233-292.
. GEORGES (P.), Embaumer ses morts : autopsie d’une pratique occidentale, dans SCHNITZLER (B.) (dir.), Rites de la mort en Alsace de la fin de la préhistoire à la fin du XIXe s., Catalogue d’exposition, Strasbourg, 2008, p. 125-129.
. GEORGES (P.), L’embaumement médiéval en France : le verbe et les actes, XVe Congrès international et quinquennal de l’association Guillaume Budé, Faculté des Lettres et Sciences Humaines d’Orléans-La-Source, 25-28 août 2003, Paris, 2007, p. 1112-1123.
. GEORGES (P.), Saint-Benoit-sur-Loire (Loiret) : redécouverte de la sépulture embaumée de Philippe Ier, dans « Tombeaux royaux et princiers », Dossiers Archéologie, et science des origines, n° 311, mars 2006, p. 12-21.
. GEORGES (P.), Les crânes sciés : modes opératoires et significations, dans B. SCHNITZLER, J.-M. Le MINOR et E. BOES et al. (dir.), Histoire(s) de squelettes. Archéologie, Médecine et Anthropologie en Alsace, Catalogue de l’exposition présentée au Musée archéologique de Strasbourg du 20 octobre 2005 au 31 août 2006, Strasbourg, 2005, p 277.
. GEORGES (P.), L’exérèse du cœur dans l’embaumement médiéval occidental, Micrologus, XI, 2003, p. 279-286.
. GEORGES (P.), Mourir c’est pourrir un peu… Intentions et techniques contre la corruption des cadavres à la fin du Moyen Age, Micrologus, VII, 1999, p. 359-382.