À Saint-Amand-les-Eaux (Nord), une fouille de l'Inrap a permis de mettre en évidence un exceptionnel atelier de verrier (VIIIe-IXe siècle) et les différentes phases d'occupation de la Grand-Place, en relation directe avec une ancienne et importante abbaye.

Dernière modification
22 août 2022

En janvier 2018, un crâne humain est découvert par hasard lors du creusement d’un bassin de rétention d’eau au centre de la Grand-Place de Saint-Amand-les-Eaux. Le Service régional de l’Archéologie fait stopper les travaux et prescrit un diagnostic préventif, mené par l’Inrap, qui met en évidence une occupation s’étalant sur près de 1300 ans, en relation directe avec l'ancienne et importante abbaye bénédictine d'Elnone, en activité de 639 à 1790. En 2019, une fouille préventive est menée par l’Inrap sur la partie centrale de la place, sur un secteur directement menacé par des travaux d’aménagement. Cinq grandes phases d’occupation ont été distinguées, couvrant plus de dix siècles de l'histoire de la ville (VIIIe – XVIIIe siècles).

Un contexte abbatial

En 639, Amand, moine évangélisateur aquitain très actif dans le nord de la Gaule, installe une petite communauté à la confluence marécageuse de l’Elnon et de la Scarpe ancienne, sur des terres offertes par Dagobert Ier. Á la suite de la mort d’Amand, vers 674-676, l’abbaye d'Elnone prend rapidement de l’ampleur, notamment grâce au culte rendu sur son tombeau. Selon toute vraisemblance, le secteur de la Grand-Place correspond à la zone bordant à l’est l’enclos monastique du haut Moyen Âge, où étaient concentrées les activités artisanales en lien direct avec ce dernier. À partir du XIIe siècle, le secteur correspond à l’entrée du grand enclos monastique, séparant la cour/basse-cour de l’abbaye du marché et du bourg naissant et gardera cette fonction jusqu’à l’aube du XVIIe siècle.


 

La phase I : Atelier de verrier et occupation alto-médiévale (VIIIe – IXe siècle)

Le secteur étudié est occupé à partir du VIIIe siècle. Outre quelques fosses, tronçons de fossés et fours à caractère artisanal, la fouille a mis en évidence les vestiges d’un exceptionnel atelier de verrier. Bien qu’en partie perturbé par des structures postérieures, son emplacement est défini par la présence de sablières de bâtiments, de tronçons de petits fossés, de quelques poteaux et par des recharges de sol. Aucune trace tangible de four(s) n’a été observée, mais la proximité immédiate de ce(s) dernier(s) peut être présumée par la répartition de plusieurs fragments de tuiles gallo-romaines vitrifiées et par des portions de sol rubéfiés. La surface minimale de l’atelier peut être estimée à 70 m2, mais des indices de production ont été repérés sur plus de 200 m2. Sous réserve de l’étude du rare mobilier céramique associé et de la production verrière, ainsi que de datations absolues (carbone 14), la période d’activité de l’atelier peut être située dans le courant du VIIIe siècle (seconde moitié ?), voire à l’aube du IXe siècle. Postérieurement, des « terres noires » scellent le secteur, favorisant ainsi la conservation de l’atelier.

La fouille manuelle du secteur de l’atelier ayant livré de nombreux petits artefacts de verre, il a été décidé de procéder au prélèvement systématique des sédiments issus des unités stratigraphiques en lien supposé avec l’atelier. Près d’1,1 tonne de sédiments a ainsi été récoltée et a fait l’objet d’un tamisage à l’eau et d’un tri à la loupe des refus de tamis. Outre une belle quantité de fragments de creusets (céramique domestique en remploi) et de résidus de fonte (scories, gouttelettes, …), quelques centaines de restes de verre ont été isolés, majoritairement de très petite taille, d’un poids total de 280 grammes. Parmi la production de l’atelier, il faut mentionner une collection de fragments de baguettes réticulées (une centaine d’individus) remarquables tant pour leur qualité d’élaboration que par les nombreuses variantes (association de 2 ou 3 filets de couleurs). La verrerie est plus discrète, même si l'on note la présence de probables gobelets décorés de filets jaunes ou de baguettes réticulées (de type « Valsgärde » ?). Une petite anse pourrait indiquer la fabrication de luminaire et des fragments de verre plat à rebords grugés pourraient signaler la production de vitrail. 


La phase II : demeure de Rozala d’Italie (fin IXe – début XIe siècle)

Vers la fin du IXe siècle ou au début du Xe siècle, le secteur change radicalement d’affectation. Deux puissantes palissades, dont une formant un angle droit, semblent se succéder. Si une partie des poteaux a été arrachée, une majorité des fosses d’installation a livré les bases des poteaux et des madriers de calage de ces derniers, conservés grâce au niveau haut de la nappe phréatique.

Très probablement vers la fin du Xe siècle, les palissades laissent place à un complexe de fondations en pierre. Selon toute probabilité, il pourrait s’agir d’une partie de la demeure de Rozala d’Italie, veuve du comte de Flandre Arnoul II et éphémère épouse de Robert le Pieux, sous le nom de Suzanne. Répudiée par ce dernier vers 991/992, Rozala/Suzanne vient s’installer en bordure immédiate de l’abbaye d’Elnone, les sources historiques mentionnant alors la construction d’une demeure royale (« aula regum francie », « domus regia »). Si une bonne partie de cette demeure a été détruite par le creusement de douves postérieures, les fondations dégagées pourraient correspondre à sa façade ouest et à une étroite galerie (de stockage ?) attenante à cette dernière et longue de près de 30 mètres. L’originalité de ces constructions réside dans le type peu habituel de fondations, constituées de lits de moellons de grès disposés en oblique ou en opus spicatum.


La phase III : aire funéraire (fin XIe – XIIe siècle)

Peut-être à la suite d’un incendie (en 1066), mentionné dans les sources historiques, l’ancienne demeure royale est rasée vers la fin du XIe siècle. Un cimetière s’installe sur l’extrémité sud de l’ancienne galerie. Près d’une quarantaine de tombes ont été fouillées. Regroupant une population mixte (adultes/immatures, hommes/femmes), cette aire funéraire pourrait avoir été installée en bordure immédiate de l’entrée primitive du grand enclos abbatial médiéval et contre un chemin menant à celle-ci. L’origine de cette aire funéraire reste encore problématique, le cimetière paroissial contemporain étant situé sur l’autre rive de la Scarpe, autour de l’église Saint Martin. L'hypothèse d'un lien possible des défunts avec le fonctionnement de l’abbaye peut être privilégiée.
 

Vue zénithale d’un secteur du cimetière du XIIe siècle
Vue zénithale d’un secteur du cimetière du XIIe siècle

La phase IV : place de marché et enclos abbatial (fin XIIe/début XIIIe – fin XVIe siècle)

Vers la fin du XIIe siècle ou au début du XIIIe siècle, le secteur funéraire est abandonné et partiellement arasé lors de l’aménagement de la première place de marché du bourg et de la place/grande cour de l’abbaye. Au cours des XIIIe et XIVe siècles, plusieurs niveaux de cailloutis indiquent un entretien des deux places contiguës, séparées par l’entrée du grand enclos abbatial. Au XIVe siècle est installée la croix de marché, représentée sur les plans anciens de la ville jusqu’au XVIIIe siècle, et dont les fondations ont été étudiées en 2018 et 2019. Au XVe siècle, un fossé greffé sur les douves de l’abbaye et un tronçon de palissade matérialisent la limite entre le bourg et le grand enclos abbatial, ainsi que l’entrée de ce dernier. À cet emplacement sera construit, au XVIe siècle, un grand bâtiment en brique servant d’accès à la cour de l’abbaye et abritant l’échevinage. Ce bâtiment est par ailleurs représenté sur l’une des vues des Albums de Croÿ. 

La phase V : pont et tour abbatiale (début XVIIe – XVIIIe siècle)

Au cours de l’abbatiat de l’abbé Dubois (1621-1673), l’abbaye de Saint-Amand subit de grands travaux de reconstruction, dont ne subsistent que la tour de l’abbatiale et le bâtiment d’entrée. Lors de ces travaux, la douve entourant les bâtiments abbatiaux est recreusée et voit sa largeur doublée par rapport à celle antérieure des XVe et XVIe siècles. Un pont en pierre est construit face à la tour abbatiale, vers 1625/1630. Partiellement observé lors du diagnostic de 2018, ce pont a pu être dégagé en grande partie et étudié en 2019. Construit sur deux arches, il est fondé sur des demi troncs de chêne soutenus par des pieux, parfaitement conservés. Outre son architecture à bossage caractéristique, il se démarque par un aménagement de pont-levis, assez inhabituel pour son époque de construction. Le dégagement des niveaux de la douve baignant la première arche du pont a permis de récolter un important mobilier céramique de la première moitié du XVIIe siècle, contemporain du fonctionnement de la grande cour voisine de l’abbaye. Pour cette dernière ont également été dégagés plusieurs tronçons des chemins en pavés reliant le bourg à l’entrée du clos abbatial ou menant vers le pont. 


Aménagement : Opération cœur de Ville, réaménagement de la GrandPlace et de ses abords
Prescription et contrôle scientifique : Service régional de l’Archéologie du Nord – Pas-de-Calais, Drac des Hauts-de-France
Recherches archéologiques : Inrap​
Responsable scientifique : Alain Henton, Inrap