À Tusa, sur la côte nord de la Sicile, l’Inrap participe à la Mission archéologique de l’Université de Picardie Jules Verne (UPJV), également connue sous le nom de Mission Archéologique Française d’Halaesa (MAFHA). Une des « plus belles » villes de Sicile (selon Cicéron), commence à livrer ses secrets dont un théâtre antique, enfoui sous des mètres de terre et de remblai. Michela Costanzi (UPJV-Université d’Amiens), directrice de la mission, et Frédéric Gerber (Inrap), directeur-adjoint, reviennent sur la fouille de ce site exceptionnel.

Dernière modification
26 avril 2022

Que savons-nous des origines de Halaesa ?

Michela Costanzi : Le seul auteur qui ait parlé de la fondation d’Halaesa est Diodore de Sicile au livre XIV (16, 4) de sa Bibliothèque historique. Il rapporte deux traditions : selon la première, la cité aurait été fondée par les Carthaginois, en -405. L’autre tradition, la plus suivie, raconte que la cité fut fondée par un roi sicule, Archonidès d’Herbita, en 403/402 avant notre ère. À cette époque, le nord-est de la Sicile était habité par les Sicules et, dans la région où Halaesa sera fondée, existe un petit royaume sicule. Avec sa capitale à Herbita, il est sous le contrôle d’une dynastie dont nous connaissons au moins deux rois : Archonidès II qui fonde Halaesa et Archonidès Ier, son grand-père, qui avait participé à une autre fondation (celle de Kalé Aktè, en -446, avec le chef sicule Doukétios). L’emplacement exact d’Herbita n’est pas connu, mais selon les recherches les plus récentes, elle devait se trouver dans les montagnes derrière Halaesa. C’est de là que part Archonidès II pour fonder la cité, sur la mer, après la guerre, puis la paix avec Denys de Syracuse qui encourage cette fondation. En effet, le tyran de Syracuse porte un grand intérêt à la côte nord de l’île qui s’ouvre sur la mer Tyrrhénienne. Fréquentée par les Carthaginois et les Romains, elle est un lieu stratégique. Et les Grecs n’ont pas encore de point de contrôle sur cette côte. C’est pour contrôler cet axe maritime que Denys de Syracuse, une fois allié aux Herbitaioi, appuie la fondation d’Halaesa. Pour la même raison, il fonde quelques années plus tard, en 396 avant notre ère, Tyndaris (Tindari) à 60 km à l’est.

On n’a pas beaucoup plus d’informations sur la suite de l’histoire de la cité, excepté la première guerre punique, de -264 à -241 avant notre ère, qui scelle l’alliance d’Halaesa avec les Romains contre les Carthaginois. Cette alliance apporte à la cité victoire et richesse. En -263, Halaesa est l’une des cinq cités de Sicile libres et exemptées d’impôts. Elle devient un port très important, duquel part le blé provenant de la Sicile intérieure pour alimenter Rome. Cette puissance se traduit par une monumentalisation de la cité, dont témoignent le théâtre, le quartier d’habitations au sud du forum, l’aménagement de la colline nord connue comme le « temple d’Apollon », bien que la mission italo-anglaise qui fouille ce secteur y ait identifié les vestiges probables d’un vrai sanctuaire avec trois temples, datés également du IIIe siècle.

Le site de Halaesa a-t-il été beaucoup étudié ? Quel est l’historique des fouilles ?

Michela Costanzi : La Sicile regorge de sites antiques et il n’est pas possible de tout fouiller. Le site de Halaesa, qui appartient à la commune de Tusa, présente la particularité exceptionnelle d’avoir une longue histoire d’environ treize siècles, et de n’avoir jamais été occupé depuis son abandon au IXe siècle de notre ère. En se fiant aux rares informations que fournissaient les sources, ainsi qu’à des vestiges visibles, exhumés par les travaux agricoles, Luigi Bernabò Brea et Gianfilippo Carettoni y ont ouvert les premières fouilles dans les années 1950, concentrées sur le secteur de l’agora transformée en forum. Ces travaux ont permis de reconnaître le soi-disant temple d’Apollon sur l’acropole nord, et de dégager un mur à contreforts sur la partie nord du versant oriental de la colline. Les fouilles de l’agora-forum ont été reprises dans les années 1970, par Giacomo Scibona, puis dans les années 2000 avec la collaboration de Gabriella Tigano.

 Le site n’a été que très partiellement étudié. C’est Angelo Tudisca, l’ancien maire de Tusa, qui a permis d’élargir le programme des fouilles. Il était convaincu que le site abritait des trésors qui pourraient apporter de l’attractivité à la commune et à ce morceau de territoire. Vu les très nombreuses fouilles dans la région de Messine, il a eu l’idée de faire appel à des missions extérieures. Trois œuvrent sur le site : l’équipe de l’université de Palerme qui fouille le rempart de la ville, la mission italo-britannique (universités de Messine et d’Oxford) qui fouille la zone dite du « sanctuaire d’Apollon », et la mission française que je dirige et qui est répartie sur trois secteurs : l’acropole méridionale, le sud de l’agora-forum et le théâtre. Nous travaillons dans le cadre d’une convention avec les institutions archéologiques et culturelles italiennes (Assessorato dei Beni Culturali e dell’Identità Siciliana, Parc Archéologique de Tindari et Surintendance des Biens Culturels de Messine) et la mairie de Tusa. Le site est classé depuis longtemps, mais il a acquis récemment le statut de parc archéologique, un système institué par Sebastiano Tusa, l’ancien assessore pour les biens archéologiques de Sicile. Ce statut permet de gagner plus d’autonomie, notamment en matière de gestion et de financement.

Qu’est-ce qu’est la Mission archéologique de l’UPJV à Halaesa (MAFHA) ?

Michela Costanzi : La Mission Archéologique Française d’Halaesa est née en 2016 quand Angelo Tudisca m’a contactée, en tant que spécialiste de la Sicile, pour pouvoir monter un programme de fouilles et de valorisation du site de Halaesa, en collaboration avec les institutions siciliennes. Nous en sommes à la deuxième convention, avec un programme scientifique intitulé De la Polis à la Civitas Dei. Transformations spatiales et adaptations fonctionnelles du système urbain d’Halaesa (siècles Ve av. J.-C. – IXe apr. J.-C.). Ce projet exige la participation de spécialistes de différentes domaines et institutions françaises.

La mission française est aussi un chantier école. Nous formons des étudiants en archéologie des universités françaises (essentiellement de l’Université d’Amiens et de l’École du Louvre, mais aussi d’autres universités françaises et internationales), en les initiant à la fouille, au lavage du mobilier et aux différents ateliers : céramique, système d’information géographique, photogrammétrie, jusqu’au rapport de stage.

La Mission est également une intense activité scientifique : des colloques sont organisés chaque année dans une des différentes universités dont dépendent les missions travaillant sur le site. Fin 2021, j’ai organisé à l’Université d’Amiens un important colloque international auquel ont participé non seulement des chercheurs italiens, mais également le directeur du Parc archéologique de Tindari, et le Ministre délégué des Biens Culturels et de l’Identité Sicilienne. Outre des sujets de doctorats qui ressortent de nos travaux, nous mettons en place différentes initiatives comme l’organisation d’expositions ou de rencontres publiques.

Dans toutes ces activités, depuis le début, nous collaborons étroitement avec des archéologues de l’Inrap. Vincent Miailhe, archéologue topographe, nous a rejoints dès 2016. Un autre archéologue topographe de l’Inrap, Stéphane Boulogne, a aussi participé à la mission. Frédéric Gerber, directeur-adjoint depuis 3 ans maintenant, responsable de la mécanisation et de la sécurité sur l’ensemble du chantier, est arrivé en 2017. Ces collaborations se sont formalisées au début de l’année 2020 par la signature d’une convention avec l’Inrap.

Vous êtes archéologue à l'Inrap, comment êtes-vous entré dans la Mission Archéologique Française d’Halaesa ?

Frédéric Gerber : En 2016, Michela Costanzi avait remarqué une série d’indices qui semblaient aller tous dans la direction de l’existence d’un théâtre à Halaesa : la forme d’hémicycle du terrain, sa vue sur la mer, la direction des vents principaux qui transportent la voix du bas de ce qui semblait être l’orchestra vers la cuvette, son exposition à l’ombre en début de soirée, à l’heure où se déroulaient les spectacles dans l’Antiquité. En 2017, afin de voir si cette forme en hémicycle était naturelle ou pas, mon collègue Vincent Miailhe a fait un relevé micro-topographique de la pente du théâtre, qui s’est révélé concluant dans le sens où la pente était trop régulière pour être naturelle. Michela Costanzi avait également fait appel à une équipe de géo-archéologues de l’Université de Camerino pour réaliser une série de prospections : prospections thermique et électrique, qui ont révélé l’existence de creux remplis d’eau et d’éléments qui s’apparentaient à des remblais de maçonnerie. Des relevés LiDAR ont été ensuite effectués. Ces derniers ont bien fait apparaître que la forme de l’hémicycle ne pouvait être que la conséquence d’une action anthropique. Il y avait beaucoup d’indices convergents et il fallait, alors, réaliser un sondage. C’est à ce moment que j’ai été contacté, en tant qu’archéologue de l’Inrap, spécialiste en archéologie urbaine et membre du laboratoire HeRMA à Poitiers. Je suis arrivé avec mes fiches, mon système d’enregistrement et mon protocole d’usage de la pelle mécanique. Je participe aussi activement à la préparation des missions, à la rédaction des rapports de campagne, et en assure la mise en page. Une part importante de mon travail porte également sur la diffusion des résultats, en participant avec Michela Costanzi aux colloques et aux publications.

 

La pelle mécanique est-elle bien acceptée ?

Frédéric Gerber : En réalité, il n’était pas question alors pour la Surintendance de Messine que l’on cherche le théâtre à l’aide d’une pelle mécanique. Nous avons dû commencer par réaliser trois sondages à la main en travaillant six jours sur sept. Dans l’un, nous avons eu la chance de trouver trois gradins taillés dans la roche naturelle. Dans un autre, nous avons atteint la roche taillée à plat sur une zone que l’on soupçonnait être l’orchestra. Dans le troisième, le long du rempart, nous avons mis au jour une canalisation. Or, on sait que les anciens théâtres étaient équipés de systèmes pour récupérer les eaux qui endommagent beaucoup le bâti. Nous avons communiqué à la Surintendance de Messine et à la direction du parc archéologique tous ces résultats, ainsi qu’une documentation scientifique de l’Inrap sur la mécanisation, parce que l’on ne pouvait pas continuer à fouiller à la main des zones où la couche de remblais atteignait 5 à 6 m. La Surintendance a été favorablement impressionnée par cette documentation et nous avons obtenu l’autorisation de faire un grand sondage à la pelle mécanique en 2018. Depuis, la pelle mécanique est devenue un outil comme les autres, et les autres missions s’intéressent de plus en plus à la possibilité de son emploi pour l’enlèvement des colluvions et des gros remblais. L’idée est de transmettre les savoir-faire de l’Inrap dans ce domaine, pourquoi pas en formant des collègues italiens.

Fallait-il encore prouver qu’il s’agissait bien d’un théâtre ?

Frédéric Gerber : Oui, car on pouvait croire, et certains le pensaient encore après la campagne de 2017, qu’il s’agissait d’une ancienne carrière. En 2018, nous avons élargi les sondages et creusé une tranchée de 50 m de long et de 5 m de profondeur, ce qui a permis de définir clairement le profil topographique de la pente et de mettre au jour des rangées de gradins conservés ou dégradés, ainsi que des sièges en pierre, déplacés ou en place. Sur un bloc, on peut clairement voir l’assise avant, la zone de circulation et la zone en creux pour les pieds. Dans la partie basse du théâtre, au niveau de l’orchestra, certains blocs portaient des traces de barre à mine, ce qui tend à indiquer que les dégradations sont dues à des récupérations. Par exemple, à 600 m en contrebas, il y a un pont du XVIe siècle qui s’est effondré récemment et dont le voûtement semble avoir été construit avec des pierres similaires à celles que l’on trouve sur le secteur du théâtre. La forme particulière des sièges ne semble se retrouver que dans les théâtres du nord de la Sicile, ou bien dans ceux de la côte du Proche-Orient. La roche utilisée, de la calcarenite, est importée. Des blocs de parement en basalte, retrouvés dans la partie haute du théâtre, semblent, eux provenir de la région de l’Etna ou des îles éoliennes. La découverte des sièges en pierre, des gradins, d’un sol dallé entre l’orchestra et la scène, ont confirmé incontestablement la présence d’un grand théâtre, mais enseveli sous près de 12 000 m3 de terre…

Le parement et le blocage de l’analemma sud ; c’est-à-dire de la maçonnerie qui supportait les sièges de la cavea, là où les gradins ne pouvaient plus être taillés dans la roche mère.

Le parement et le blocage de l’analemma sud, c’est-à-dire de la maçonnerie qui supportait les sièges de la cavea, là où les gradins ne pouvaient plus être taillés dans la roche mère.

©

Frédéric Gerber / MAFHA 2019.

Où en est-on aujourd’hui ?

Frédéric Gerber : En 2019, nous avons repris le sondage qui avait été effectué manuellement le long du rempart et nous avons pu descendre jusqu’à 4 m de profondeur, en le mettant en sécurité. Nous avons atteint le niveau de fondation du rempart et trouvé un peu de mobilier en céramique pour le dater. Nous avons pu dégager la canalisation quasiment en totalité et mettre au jour un système complexe de chicane dans l’épaisseur de l’enceinte, servant à évacuer l’eau depuis la rue qui longeait celle-ci en position haute intra-muros, vers l’extérieur de la ville. D’après le mobilier céramique, ces vestiges peuvent être datés entre le IIe et le Ier siècle avant notre ère, soit pendant la période romaine. 

Photogrammétrie des blocs de grand appareil formant l’angle sud-est du théâtre. Cette technique de relevé permet d’avoir des vues d’ensemble impossibles à réaliser sur le terrain du fait de l’étroitesse du sondage. Elle permet par ailleurs de faire des profils à travers la maçonnerie.

Photogrammétrie des blocs de grand appareil formant l’angle sud-est du théâtre. Cette technique de relevé permet d’avoir des vues d’ensemble impossibles à réaliser sur le terrain du fait de l’étroitesse du sondage. Elle permet par ailleurs de faire des profils à travers la maçonnerie.

©

Frédéric Gerber / MAFHA 2019.

Nous avons également élargi un petit sondage sur la zone où nous pensions trouver l’angle sud-est du théâtre. Cela nous a permis de dégager la façade sud (l’analemma) et le mur de la parodos, jouxtant l’allée et qui permettait aux acteurs de rejoindre la scène. Nous avons retrouvé l’angle à 0,80 m de son emplacement estimé grâce aux données des campagnes précédentes. Il est fait de blocs de pierre (calcarenite) en grand appareil, de 1,20 m de long, 80 cm de profondeur et 40 cm de hauteur. Dans les niveaux d’effondrement, nous avons découvert, parmi les pierres marneuses locales, de nombreux blocs constitués de la même roche que les sièges et le parement, avec des accroches ou des pattes en fer. Plus étrangement, dans le mur lui-même, nous avons retrouvé des blocs similaires en pierre d’importation, assemblés très proprement. Est-ce qu’une partie du théâtre a été construite avec des blocs de réemploi et y avait-il sous le théâtre romain un théâtre plus ancien ?

Après une interruption en 2020 à cause de la crise sanitaire, la campagne de l’année 2021 a été consacrée exclusivement au secteur du théâtre, et plus précisément sur quatre zones devant répondre à des interrogations spécifiques. Tout d’abord, au niveau d’une porte qui s’ouvre dans le rempart de la cité, en contrebas de l’angle sud de l’édifice de spectacle, afin de compléter les données publiées par Gianfilippo Carettoni suite à des fouilles réalisées dans les années 1950, et de proposer éventuellement une nouvelle lecture de la stratigraphie et du bâti.

La porte s’ouvrant dans le rempart de la ville au droit de l’angle sud du théâtre.

La porte s’ouvrant dans le rempart de la ville au droit de l’angle sud du théâtre. 

© Théo Martin / MAFHA 2021.

Ensuite, sur la zone de la scène où de grandes dalles monolithiques avaient été découvertes en avant de celle-ci en 2018, il s’agissait de vérifier l’organisation de cet aménagement, et, par le biais d’études géophysiques réalisées cette fois encore par l’Université de Camerino, de rechercher les substructions de la scène elle-même. Au-dessus du théâtre lui-même, nous avons vérifié que le grand mur à contreforts découvert dans les années 1950, se poursuivait bien vers le nord, et qu’il couronne en fait l’ensemble du monument. Enfin, sur la zone de l’angle sud, nous avons pu vérifier que le mur de parodos est conservé sur au moins 2,80 m de hauteur.

Un des enjeux de la fouille du théâtre est de pouvoir dater sa construction, voire ses constructions, d’avoir un plan de l’édifice et de dater aussi son abandon. Nous devons relever les blocs effondrés et comprendre pourquoi ils se sont effondrés. Dans les couches d’abandon, on trouve des éléments du Ier et du IIe siècle de notre ère. Halaesa étant située sur une zone sismique, il est possible que le théâtre ait été endommagé par un tremblement de terre, comme celui connu pour le IVe siècle de notre ère. De manière générale, les récupérations semblent avoir joué un rôle très important sur le site à différentes époques. Des archives du village, datées du XVIe siècle, font ainsi référence à une autorisation de venir chercher des pierres sur la zone.


Et qu’en est-il du secteur de l’acropole méridionale ?

Michela Costanzi : Le secteur de l’acropole méridionale, sur la colline où se situe aussi l’agora-forum, n’a jamais été fouillé et semble complètement aride. Nous avons ouvert ce secteur pour plusieurs raisons : en observant cette colline, on se rendait compte que le sommet avait été coupé, probablement pour créer un espace large pour son aménagement ; ensuite, on connaît l’importance des acropoles dans les cités antiques et celle-ci jouit d’un panorama impressionnant et se trouve juste en face d’une autre colline (l’acropole septentrionale) sur laquelle l’existence d’un espace sacré est connue depuis longtemps. Tout laissait donc imaginer que cette zone aussi devait être aménagée.

Vue aérienne de l’Acropole méridionale qui fait clairement apparaitre l’arasement artificiel de la colline.

Vue aérienne de l’Acropole méridionale qui fait clairement apparaitre l’arasement artificiel de la colline.

©

MAFHA 2017.

Au départ, nous pensions que cet aménagement pouvait être de type sacré, sur la base de la lecture d’une inscription retrouvée en deux copies dans la maison dite des dolia (une maison située à proximité du théâtre), sur deux plaques en bronze, évoquant des temples se situant l’un en face de l’autre. Aujourd’hui, nous ne savons pas si les temples mentionnés se trouvent à deux endroits différents de la ville, mais les sondages et les fouilles réalisés sur le plateau méridional montrent qu’il a été densément occupé, avec un aménagement urbain, lequel pouvait être résidentiel, public ou sacré.

Les tablettes de bronze d’Halaesa, représentant la façade d’un temple. Le décret honorifique, gravé en deux exemplaires au Ier s. av. notre ère, évoque le don d’une statue par l’assemblée des prêtres d’Apollon, à un de leurs bienfaiteurs, qui se nommait Néménios.

Les tablettes de bronze d’Halaesa, représentant la façade d’un temple. Le décret honorifique, gravé en deux exemplaires au Ier s. av. notre ère, évoque le don d’une statue par l’assemblée des prêtres d’Apollon, à un de leurs bienfaiteurs, qui se nommait Néménios. 

©

Jonathan Prag / Missione italo-inglese Halaesa - Santuario di Apollo.

Pour l’instant, aucun élément ne nous permet de dater d’une manière précise le moment de la création de cet espace, mis à part une monnaie retrouvée dans la terre qui remplit les plis du sol géologique taillé afin de le rendre plat : il s’agit d’une monnaie de Hiéron II de Syracuse, datée du IIIe siècle avant notre ère. Si cette monnaie date les travaux d’aménagement du sommet de la colline, pour recevoir le quartier résidentiel, on peut imaginer l’ampleur du chantier qui intéresse alors toute la partie nord du site de Halaesa. À cette même époque, en effet, est également construit le « mur à contreforts ». Cette structure massive, qui fait la jonction entre les deux acropoles, est probablement destinée à contenir les déblais de ces travaux, tout en créant l’espace en forme d’hémicycle dans lequel est construit le théâtre. Ce dernier est dominé au nord, par le sanctuaire d’Apollon, construit sur l’acropole septentrionale.
Au IIIe s. avant notre ère « l’édifice central » est construit. On ne connaît pas encore bien toutes ses phases de construction et reconstruction ; ce qui est sûr, en revanche, c’est sa longue durée d’occupation, jusqu’à l’installation d’une petite nécropole à son emplacement à la fin de l’Antiquité.

 

A-t-on trouvé des vestiges d’aménagements sur cette colline ?

Frédéric Gerber : Oui, c’est sans doute grâce à un travail de construction en terrasses, que l’on a pu construire « l’édifice central » que nous avons fouillé. Ce bâtiment est, en réalité, la partie haute d’une habitation à plusieurs niveaux placés le long de la pente de la colline. Cette partie haute avait à son tour deux étages. Celui du rez-de-chaussée comptait 3 pièces de 5 m de largeur (est/ouest) et de dimensions variables pour la longueur, avec un espace central plus grand et deux latéraux plus petits, placés le long d’un couloir. Le sol était en terre battue. La pièce centrale du premier étage avait un sol en mortier de tuileaux incrusté de tesselles blanches.

Dans le remblai, nous avons trouvé un mobilier abondant caractéristique d’un habitat de prestige : statuette, lampes, divers objets en métal. Après l’abandon et la destruction de l’édifice, à la fin de l’Antiquité, cet espace a été occupé par une petite nécropole, comportant essentiellement des tombes de jeunes et de périnataux. On y a trouvé des tombes à ciste et à enchytrismoi (en amphores), réalisées avec des bouts de vases de grandes dimensions ou des morceaux de tuyaux d’aqueduc.

 

Commençons-nous à avoir une perception globale de la cité et de son histoire ?

Michela Costanzi : Grâce aux travaux des missions qui travaillent sur le site, on commence à avoir une idée un peu plus claire de l’organisation de la partie nord du site.
Le programme scientifique de notre mission nous permet de nous intéresser à l’urbanisme, aux quartiers résidentiels et aux espaces monumentaux, dont nous cherchons à étudier l’évolution. Par ces travaux, nous pouvons déjà comprendre que la ville a connu son âge d’or au IIIe siècle avant notre ère. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir ce qu’il y avait avant et après le IIIe siècle. Par exemple, pour le théâtre, y avait-il un théâtre avant celui construit par les Romains ? Si les travaux d’aménagement de cette zone de conjonction entre l’acropole méridionale et l’acropole septentrionale sont réalisés au IIIe siècle avant notre ère, il est possible que quelque chose d’autre existait avant le théâtre que nous sommes en train de fouiller. Si pour les IIe-Ier s. avant notre ère, nous commençons à avoir de nombreux éléments, nous ne savons encore rien pour les phases précédentes. De manière globale, nous aimerions savoir comment des Sicules, des Grecs, des mercenaires de diverses origines sont parvenu à construire cette cité qui allait devenir, comme le dit Cicéron « pulcherrima » (« la plus belle »), parmi toutes les cités de Sicile.
Les découvertes effectuées jusqu’à présent ont d’ores et déjà révélé une organisation intense de l’urbanisme, ainsi que la volonté d’un agencement particulièrement scénographique du versant nord-est de la colline, dont la vue s’offrait aux yeux de quiconque parcourait la côte ou arrivait par la mer.

De quand date le déclin de la cité ?

Michela Costanzi : Halaesa est restée une importante cité jusqu’à l’époque impériale. Au IVe siècle, la ville a subi un tremblement de terre, mais elle a continué d’exister et elle est devenue très tôt le siège d’un évêché. Du VIe au VIIe siècle, la ville a déjà subi des transformations importantes : le forum est devenu une nécropole et ses dimensions semblent se réduire, mais elle existe toujours. En 853, quand les Sarrasins occupent la côte septentrionale de l’île, la cité est abandonnée. Le centre habité se déplace alors sur la Rocca di Tusa (actuel village de Tusa), à 900 m d’altitude, tandis que sur le site d’Halaesa au XIIIe siècle, une église est construite au sud du forum. Cette église dite de Santa Maria delle Palate, avec son monastère, existent encore au XIXe siècle, quand un propriétaire qui avait racheté toutes ces terres et ces collines, transforme le monastère en ferme et construit des terrasses sur le versant est pour planter une oliveraie et des vignes. Ces aménagements agricoles ont protégé le site de possibles constructions, mais ils ont eu de lourdes conséquences. En bas de la colline, au sud, le forum a été arasé et recouvert de terre stérile. En revanche, du côté de la colline, les élévations sont plus importantes, et il est possible qu’on y trouve des vestiges mieux conservés.

 

Quelles sont les prochaines étapes de la fouille d’Haelesa ?

Michela Costanzi : Depuis six ans, nous avons trouvé beaucoup de vestiges et la mission est évidemment destinée à se poursuivre. La Région Sicile est intéressée à dégager le théâtre et les institutions ont renouvelé la convention pour trois années supplémentaires. La population et le nouveau maire nous soutiennent. Nous sommes dans l’attente d’une importante subvention pour la fouille du théâtre, le Ministre Délégué des Biens Culturels et de l’Identité Sicilienne a annoncé en début d’année l’inscription au budget d’une somme de 1,5 millions d’euros pour ce projet. En attendant, nous mettons le secteur du théâtre en attente.
Dans la zone au sud de l’agora-forum nous voudrions continuer le dégagement des structures qui constituent cet important quartier résidentiel dont on commence à comprendre l’organisation et les phases, et mettre en sécurité une citerne qui a servi de dépotoir, susceptible de nous apporter des éléments de datation. Sur l’acropole méridionale, la campagne de fouille 2022 reprendra sur le bâtiment central, et nous accueillons dans l’équipe une anthropologue pour étudier d’une manière exhaustive la nécropole.
Tous ces travaux sont importants non seulement pour la connaissance scientifique du site, mais aussi parce qu’ils génèrent une économie locale qui donne raison au projet initial d’Angelo Tudisca. Les missions archéologiques engendrent une vitalité économique liée à leur simple présence à Tusa, pendant 3 mois d’été, avec une centaine de spécialistes et d’étudiants venus de toute l’Europe et d’au-delà, qui animent le site, ainsi que le centre historique du village. Par ailleurs, les découvertes attirent de plus en plus de touristes dans cette partie de la Sicile moins connue que les autres côtes.
La fouille du théâtre entraînera le recrutement d’archéologues et d’ouvriers locaux, et fera de Halaesa, en complément de toutes les autres découvertes, un des sites archéologiques majeurs de la Sicile antique, en permettant à cette zone peu favorisée d’un point de vue économique, d’être valorisée et connue.
Sans compter qu’ici l’intérêt pour l’histoire trouve une extension jusqu’à l’époque contemporaine : dans la vallée de l’Aleso, en effet, existe un itinéraire d’art contemporain avec des installations (Fiumara dell’Arte) qui font pendant aux vestiges archéologiques. Les touristes pourront ainsi s’épanouir complètement dans cette zone de la Sicile.
Sur le plan scientifique, nous avons publié une première synthèse des travaux de notre mission parue dans la revue Kokalos, en 2019. Depuis, nous participons à des colloques et travaillons sur d’autres publications, afin de diffuser auprès de la communauté scientifique et du public, les résultats des différentes campagnes de fouille.

Si vous voulez suivre la mission et la soutenir, visitez sa page Facebook.