Une recherche pionnière sur l’isotope du soufre a permis d'identifier la provenance de soldats morts à Rennes, au cours du siège opposant la Bretagne et ses alliés au royaume de France, puis inhumés au couvent des Jacobins. Rozenn Colleter, Klervia Jaouen et Clément Bataille reviennent sur ces recherches qui font l'objet de deux publications dans la revue en ligne et en libre accès PLOS ONE – Public Library of Science ONE – en partenariat avec l'Inrap, le CNRS, le Max Planck Institut, les universités d'Ottawa, Rennes II et Toulouse III.

Dernière modification
07 mai 2021

 

Quand a commencé la fouille des Jacobins ?

Rozenn Colleter

La fouille du Couvent des Jacobins à Rennes a duré de 2011 à 2013. En 18 mois, plus de 30 archéologues ont travaillé sur le chantier sous la direction de Gaëtan Le Cloirec. Le couvent est implanté sur un îlot parfaitement fossilisé de la ville antique de Condate. Il a été construit en 1369 par les ordres mendiants à l'extérieur de la ville, à proximité des remparts, sur une parcelle donnée par un bourgeois rennais. Le duc de Bretagne a soutenu cette fondation.

Vue de la fin de fouille avec le prélèvement des squelettes, le couvent des Jacobins en arrière plan.

Vue de la fin de fouille avec le prélèvement des squelettes, le couvent des Jacobins en arrière plan.

©

Inrap

 

Rozenn Colleter, quelles sont ces sépultures dont vous publiez aujourd'hui les résultats d'une étude ?

Rozenn Colleter

Ces sépultures s'inscrivent dans la première phase d'occupation du couvent, du XIVe siècle au XVIe siècle, avant son agrandissement. Moins de 200 tombes correspondent à cette phase, alors que sur l'ensemble de la fouille du couvent nous avons mis au jour plus d'un millier de sépultures. On inhumait moins alors dans le couvent. Ici, nous sommes à l'extérieur, dans la cour ouest. C’est là que l’on a retrouvé les deux tombes. Dans l’une, il n’y avait que quatre individus, dont il manquait la partie inférieure, la tombe ayant été perturbée par la construction d’une maison. L’autre, contenant 28 sujets, a été découverte à la fin du chantier. Nous avions déjà plus de 800 tombes dans nos caisses. Nous ne recherchions pas la sépulture « de plus », mais ces sépultures multiples font l'objet de l’attention des anthropologues, parce qu'elles signent forcément un événement, une épidémie, une guerre. On les appelle souvent des sépultures « de catastrophe ». Il s’agissait de savoir pourquoi tous ces individus avaient été enterrés en même temps. 

Comment avez-vous déterminé qu’il s’agissait de deux tombes de camps ennemis ?

Rozenn Colleter

Nous avons pu le savoir en combinant plusieurs approches, une approche archéologique pure, et une approche moins classique, basée sur l’étude des isotopes. Sur le plan archéologique, il a d’abord fallu déterminer que ces tombes étaient liées à un fait de violence. Pour cela, nous avons regardé le profil démographique des individus et fait de l'anthropologie pure. Il s’agissait exclusivement d’hommes, dont la plupart étaient jeunes et présentaient des marques de coups peri-mortem, c’est-à-dire ayant très probablement un lien avec leur mort. C'est à partir de ces éléments que l'on a pensé à des soldats.

Puis, nous avons fait une analyse au carbone 14 pour dater la tombe qui nous a donné une large période de deux siècles au cours de laquelle il y a eu deux épisodes de guerre : le siège de Rennes à la fin du XVe siècle, puis les guerres de religion en Bretagne à la fin du  XVIe. Les historiens nous disent que les guerres de religion correspondaient plutôt à des petites incursions. De plus, au couvent des Jacobins, le XVIIe siècle a laissé beaucoup de traces écrites. Si ces tombes avaient été liées aux guerres de religion, les frères dominicains en auraient parlé. Enfin, un dernier élément qui permet d'attribuer ces tombes au siège de Rennes était l’absence d’impacts de balles ou d'artillerie. Dès lors, nous avons pensé qu’il s’agissait de deux tombes de soldats ayant participé au siège de Rennes, dont on ne connaissait ni les antécédents ni l'origine géographique.

Gaétan Le Cloirec (responsable de la fouille du couvent des Jacobins de Rennes) et Rozenn Colleter (archéo-anthropologue) dans le centre archéologique de Cesson-Sévigné pendant la rédaction du rapport.

Gaétan Le Cloirec (responsable de la fouille du couvent des Jacobins de Rennes) et Rozenn Colleter (archéo-anthropologue) dans le centre archéologique de Cesson-Sévigné pendant la rédaction du rapport.

© Françoise Labaune-Jean, Inrap

 

C’est à ce moment, Klervia Jaouen, que vous intervenez en tant que géochimiste sur les isotopes ? Mais qu’est-ce qu’un isotope ?

Klervia Jaouen

Tout d’abord, je peux reprendre quelques définitions : élément, atome, isotope. Les éléments chimiques, ce sont par exemple le carbone, l'azote, le fer. Nous avons tous entendu parler du carbone 14, que l’on dit être un isotope du carbone. Qu’est-ce que cela signifie ? Les atomes ont un noyau avec un certain nombre de protons et de neutrons. Les isotopes d’un même élément sont des atomes qui ont toujours le même nombre de protons, mais le nombre de neutrons peut varier et faire varier la masse de l’atome. Ainsi, pour le carbone, il y a six protons, mais il peut y avoir six, sept ou huit neutrons. Dans le carbone 14, il y a huit neutrons qui rendent le noyau instable, lequel va se décomposer au cours du temps. Il y a d'autres isotopes du carbone, le carbone 12 et le carbone 13 qui sont stables. On peut mesurer les proportions entre les isotopes les plus lourds, ceux qui ont plus de neutrons, et les isotopes les plus légers, qui en ont le moins. On peut le faire pour tous les éléments qui ont plusieurs isotopes stables. La proportion entre les isotopes lourds et légers peut varier en fonction de divers facteurs. Par exemple, dans le cas de l'oxygène, quand il pleut, les isotopes lourds tombent plus facilement avec la pluie que les légers qui restent davantage dans l’air sous forme de vapeur. Ainsi, en fonction du lieu où l'on se trouve en Europe, l'eau que l’on boit n’a pas la même proportion d’isotopes lourds et légers. Cette proportion varie selon la distance des côtes, la latitude ou le climat. Ce qui est valable pour l'oxygène, l’est aussi pour le soufre : plus on vit proche des côtes, plus on a d'isotopes lourds du soufre dans notre corps. Enfin, certains isotopes varient en fonction de la géologie, notamment ceux du strontium, si l’on est dans une région granitique ou calcaire. Ainsi, il est possible d'établir des cartographies de provenances. Il existe déjà des modèles réalisés à partir du strontium et de l'oxygène, parfois combinés. Le modèle pour déterminer la provenance géographique du strontium a été développé par Clément Bataille, premier auteur de l'un des deux articles, et il n’avait jamais été mis en application sur du matériel archéologique. L'innovation principale de notre étude est d’y avoir ajouté l’isotope du soufre.

Klervia Jaouen (chercheure CNRS) en salle grise où peuvent être préparées les analyses isotopiques du strontium.

Klervia Jaouen (chercheure CNRS) en salle grise où peuvent être préparées les analyses isotopiques du strontium.

© Mary Kita

 

Ces analyses isotopiques avaient quels objectifs ? 

Klervia Jaouen

Notre objectif était de déterminer la provenance de ces soldats et de modéliser les déplacements de populations sur la base de référentiels isotopiques. Le siège de Rennes était un bon cas d'école parce qu’il pouvait impliquer des soldats venant de plusieurs pays d’Europe. Nous avons voulu associer l’isotope du strontium à d'autres isotopes, pour élargir à d'autres facteurs, et restreindre le choix des provenances potentielles des individus enterrés au Couvent des Jacobins. Pour déterminer ces provenances, nous avons analysé trois systèmes isotopiques : le strontium, le soufre et l'oxygène. Le soufre est présent dans les protéines qui sont dans nos ossements. On extrait le collagène des ossements ou dans la racine de la dent et on analyse le soufre. Cela ne fonctionne pas toujours, car pour certains individus, il n'y a plus assez de matière organique, plus assez de protéine. Le strontium et l'oxygène s’analysent, quant à eux, sur la partie minérale des os et des dents, et non sur la partie organique. Toutefois, l’émail dentaire préserve beaucoup mieux ces valeurs. Dans la tombe où étaient enterrés les 28 sujets, il manquait de nombreux crânes et l'on ne pouvait associer soufre, strontium et oxygène que sur six individus qui présentaient encore des dents. L'extraction du collagène a échoué pour deux d’entre-eux. Donc il ne reste que quatre individus pour lesquels nous pouvons obtenir une origine géographique précise. Pour l’autre tombe, nous réunissons les trois isotopes pour les quatre individus. 

Clément Bataille 

La question que nous nous sommes posée est : « peut-on affiner la connaissance de la provenance des individus à partir d’autres isotopes que celui de l’oxygène qui est celui le plus couramment utilisé dans ce genre d’étude ? » et c’est ainsi que nous avons développé l’outil de géolocalisation basé sur l’isotope du soufre. Le principe de base de la géolocalisation isotopique c’est de construire des cartes qui prédisent comment ces isotopes varient à la surface. Une fois qu’on a ces cartes on peut comparer les valeurs des tissus d’un individu d’origine inconnue avec ces cartes pour essayer de retrouver d’où il vient.  Alors comment fait-on pour essayer de prédire les isotopes du soufre à la surface ? On s’est aperçu que les isotopes du soufre variaient en fonction de deux grands paramètres : la géologie et surtout les précipitations venues de la mer. Pourquoi ? Parce que dans la mer il y a beaucoup de soufre, lequel est présent dans les précipitations, puis vient se déposer à la surface de la terre, plutôt sur la côte qu’à l’intérieur des terres. Par exemple, si quelqu’un habite à Paris, loin de la côte, il aura des isotopes du soufre proches de la roche que l’on trouve dans la région de Paris. En revanche, quelqu’un vivant en Bretagne, près de la mer, aura des isotopes du soufre plus ressemblants à ceux de la mer. On commence à différencier plus précisément une provenance en combinant l’oxygène et le soufre.

Schéma explicatif de la concentration des isotopes stables du soufre (δ34S) et de l’oxygène (δ18O) à partir du cycle de l’eau.

Schéma explicatif de la concentration des isotopes stables du soufre (δ34S) et de l’oxygène (δ18O) à partir du cycle de l’eau.

© Klervia Jaouen, Archéo-Nil

À cette combinaison, nous avons ajouté le strontium qui vient des types de roches que l’on a sous nos pieds. Chacun de ces isotopes a des variations spatiales. Lorsqu’on les combine, on triple le pouvoir des isotopes et les régions d’origine sont de plus en plus précises.

 

Revenons à la fouille. Avec ces trois isotopes ensemble, peut-on déterminer précisément si les individus présents dans les deux fosses étaient d'origine bretonne ou non ?

Rozenn Colleter

L’isotope renseigne sur le vécu des individus, à la différence de l’ADN qui documente sur la filiation. On voit à peu près où ils ont passé les dernières années de leur vie à partir des os et où ils ont pu passer leur enfance grâce à leur dent. Une carte prédictive permet de proposer des lieux de vie mais surtout d'en exclure. Pour nous, ce qui a été intéressant pour cette étude, c’est que l'on a vu tout de suite des profils différents dans les deux tombes. Dans la petite tombe, sur les quatre individus, trois sont compatibles avec des gammes isotopiques locales. Le quatrième n’a pas grandi en Bretagne. En ce qui concerne la grande tombe, les 28 individus ont quasiment tous des gammes qui ne peuvent pas être locales.

Vue oblique de la tombe de soldats du camp royal inhumés au couvent des Jacobins.

Vue oblique de la tombe de soldats du camp royal inhumés au couvent des Jacobins.

© Rozenn Colleter, Inrap

 

Qui est le quatrième individu de la petite tombe qui serait venu de loin pour se battre en Bretagne ?

Klervia Jaouen

Nous avons tous les isotopes permettant de déterminer sa provenance précisément. Il semble venir de la région de Melun. Il y a une autre région compatible, en Espagne cette fois. Plusieurs pays alliés de la Bretagne ont envoyé des soldats en Bretagne : les royaumes de Castille et d’Aragon, le royaume d'Angleterre et le Saint Empire germanique. Ce qui augmentait le nombre de pays dont pouvaient provenir ces soldats. Nous avons analysé des os et des dents. Les dents donnent des indications sur le lieu où les individus ont passé leur enfance, alors que les ossements, qui se renouvellent au cours de la vie, renseignent sur les dernières années de vie. C’est ainsi qu’avec l’isotope du soufre, nous avons su que cet individu avait grandi dans une région très éloignée de la Bretagne et qu'il s’était déplacé vers une région côtière.

Fouille de la tombe attribuée au camp breton pendant le siège de Rennes en 1491.

Fouille de la tombe attribuée au camp breton pendant le siège de Rennes en 1491.

© Inrap

En revanche, une étude d'ADN mitochondrial avait indiqué que trois individus, dont celui qui semble ne pas avoir grandi en Bretagne, partageaient le même groupe génétique, avec des mutations spécifiques, qui sont les mêmes que celles qui ont été retrouvées chez Louise de Quengo, la momie mise au jour dans ce même couvent. C’est une noble bretonne, du XVIIe siècle, dont nous connaissons la généalogie. Potentiellement, il y a des liens familiaux entre Louise de Quengo et trois des individus enterrés dans cette tombe. Ce qui nous laisse penser que le soldat qui n’a pas grandi en Bretagne, avait néanmoins des liens familiaux avec cette région, voire avec la noblesse bretonne.

Rozenn Colleter photographiant le scanner de la dépouille de Louise de Quengo.

Rozenn Colleter photographiant le scanner de la dépouille de Louise de Quengo.

©

Inrap

Et dans l’autre tombe, connaissons-nous la provenance des 28 individus ?

Rozenn Colleter

Nous avons des origines géographiques variées, Poitou, Alpes, etc., qui excluent la Bretagne. Les individus de ce contingent ne proviennent pas du même endroit mais sont enterrés ensemble. À cette époque, l’armée française était hétérogène. Les plaies cicatrisées sur certains combattants sont un argument supplémentaire pour dire que l’on a affaire à des soldats de métiers, qui sont retournés au combat. Nous n’avons que quatre déterminations géographiques à partir des isotopes combinés du soufre, du strontium et de l’oxygène provenant des dents pour cette tombe et aucun d'entre eux n’est compatible avec des gammes bretonnes.

 

Vous avez élaboré une carte de valeurs isotopiques. De quoi s'agit-il ?

Rozenn Colleter

Elle se base sur 221 sites archéologiques et 2 680 données, représentés par les points sur la carte d'Europe, qui servent de matrice pour les statistiques. Ce sont des sites où l'on a trouvé des os ou des dents, d’êtres humains ou d’animaux, et où il existe des études sur l’isotope du soufre pour des périodes archéologiques allant du Mésolithique jusqu'au début du XXe siècle. C'est une étude pionnière, donc on espère que le modèle sera utilisé dans d'autres études, notamment pour travailler sur les migrations.

Clément Bataille

Les recherches sur le couvent des Jacobins sont une étude de cas. Nous avons comparé les isotopes du soufre, du strontium et de l’oxygène des soldats fouillés au couvent des Jacobins aux 2 680 données européennes. Si toute l'équipe a contribué à la compilation des données du soufre sur les derniers deux mille ans, je me suis consacré à leur modélisation dans l’espace géographique. Pour ce faire, j’utilise l’intelligence artificielle, des algorithmes qui permettent d’utiliser des cartes de satellite et des informations sur la géologie, l’environnement, le climat, les températures, etc. En combinant ces données avec les isotopes de soufre, j’essaie de déterminer quels sont les facteurs qui influencent les isotopes du soufre à la surface. Ce que l’on obtient in fine ce sont des cartes appelées Isoscape, un nom qui vient de la combinaison de Isotopes et de « landscape » (paysage en anglais), montrant la variation des isotopes à la surface de la Terre. Une fois que l’on a ces cartes de référence on peut mesurer le soufre dans un tissu d’une dent prélevée lors d’une fouille n’importe où, puis on compare cette valeur avec la valeur de ces isoscapes. Les isoscapes proposent des prédictions moyennes et prennent en compte l’incertitude de ces prédictions (c’est-à-dire le fait que l’on ne peut pas prédire exactement les valeurs des isotopes du soufre partout en Europe). Nous comparons ensuite la valeur de l’isotope du soufre mesuré dans un tissu (par exemple, la dent d’un soldat) à celles de l’isoscape. En d’autres termes, si la valeur du tissu mesuré ressemble à celle d’un endroit de l’isoscape, il y a de bonnes chances que cet individu provienne de cet endroit. Cela fournit des probabilités de provenance pour l’individu. Si, un individu n’a jamais changé de lieu, il ressemblera aux valeurs isotopiques locales. Par contre, s’il  a changé de lieu, il aura une valeur isotopique distincte des valeurs locales mais on pourra retrouver son origine grâce à la comparaison avec l’isoscape. Cette comparaison avec l’isoscape du soufre n’est pas parfaite puisque plusieurs endroits peuvent avoir la même signature isotopique, elle permet d’exclure des zones et de proposer des possibilités d’appartenance. Heureusement on peut utiliser plusieurs isotopes qui ont des variations complémentaires dans l’espace comme on l’a fait dans cette étude, on peut ensuite affiner les observations en croisant les données historiques, et les données du contexte de la fouille.

Laboratoire d’analyse spatiotemporelle des variations isotopiques dans l’environnement (Jan Veizer Stable Isotope Laboratory) de l’université d’Ottawa , Canada.

Laboratoire d’analyse spatiotemporelle des variations isotopiques dans l’environnement (Jan Veizer Stable Isotope Laboratory) de l’université d’Ottawa , Canada. 

© Clément Bataille

 

Ces nouveaux outils permettent de connaître la vie et l’environnement des sujets ? 

Clément Bataille

L’utilisation de trois isotopes nous permet de resserrer plus finement les probabilités de provenance. C’est une véritable avancée scientifique pour la connaissance de la mobilité des êtres humains. Mais il reste beaucoup d’autres isotopes à mesurer et référencer. La carte du soufre, elle-même, doit être améliorée puisqu’elle ne concerne pour l’instant que l’Europe. On pourrait aussi travailler sur d’autres types de mobilier archéologique pas uniquement des restes humains ou animaux.

Rozenn Colleter

Parmi les trois isotopes, le soufre informe sur la distance par rapport à la côte, le strontium sur la géologie et plutôt celle des roches sédimentaires et métamorphiques, enfin, l’oxygène informe sur l’altitude et la latitude. Ces cartes prédictives associant ces trois isotopes sont un outil pour parler du vécu de la population passée, pour analyser leurs migrations. On va pouvoir comparer l’enfance et l’âge adulte. Où ont-ils passé leur vie ? Nos scénarios seront plus précis.

Comment réalisez-vous ces recherches ?

Klervia Jaouen

Nous développons tous ces traceurs grâce aux progrès technologiques d’analyse sur les éléments traces, notamment la spectrométrie de masse multi collecteur. Par exemple, nous avons un échantillon d’os. Une fois dissous, il est passé sur des résines qui permettent de séparer l’élément d'intérêt des autres éléments de l’os. Nous obtenons une solution pure, par exemple avec du zinc. Cette solution est absorbée et  le plasma du spectromètre va tout vaporiser et ioniser. Les ions vont se déplacer dans la machine sous vide et un aimant va séparer la trajectoire de ces isotopes en fonction de leur masse. Ils sont collectés par des détecteurs. Puis, on mesure les intensités sur le collecteur et l’on obtient les proportions de chacun des isotopes.

Klervia Jaouen (chercheure CNRS) devant le Neptune Plus qui permet de réaliser les mesures isotopiques du zinc et du strontium.

Klervia Jaouen (chercheure CNRS) devant le Neptune Plus qui permet de réaliser les mesures isotopiques du zinc et du strontium.

© Mary Kita

Clément Bataille, dans votre travail, est-ce l’archéologie qui vous occupe le plus ?

Clément Bataille

Non. Les isotopes sont utilisés dans beaucoup de domaines, notamment la paléoécologie. Je travaille avec des isotopes pour reconstruire les mouvements des mammouths et des bisons . Par exemple, on peut observer sur la longueur des défenses de mammouth des variations isotopiques et construire des modèles de migration de ces éléphantidés. J’étudie également les migrations des papillons, des insectes envahissants, des oiseaux, mais je fais aussi beaucoup d’hydrologie. Les isotopes nous renseignent sur des questions de provenance qui sont tout à fait applicables en hydrologie :  provenance de l’eau et des métaux qu’on y trouve, origine des pollutions… Les isotopes stables sont aussi utilisés pour étudier les paléoclimats ou les paléoenvironnements, par exemple les températures qui régnaient sur la terre il y a des millions d’années.

Clément Bataille professeur adjoint à l’université Ottawa (Canada) expliquant en cours le rôle de la géochimie isotopique pour reconstruire les paléo-environnements.

Clément Bataille professeur adjoint à l’université Ottawa (Canada) expliquant en cours le rôle de la géochimie isotopique pour reconstruire les paléo-environnements.

© Hilary Bataille

 

Concernant le paléoenvironnement, peut-on trouver des traces de pollution dans le passé ?

Clément Bataille

Oui. Prenons l’exemple du plomb. Il s’est déposé en particules sur toute la surface de la Terre. On peut mesurer ses isotopes dans les calottes glaciaires, les tourbières, les lacs… Si on réalise une carotte dans une tourbière des Pyrénées, on observera des variations des isotopes du plomb tout le long de cette carotte. Chaque époque et civilisation utilisait des gisements de minéraux distincts, et chaque gisement a une signature isotopique de plomb spécifique. Ainsi les variations dans les carottes au cours du temps reflètent le degré d’industrie, le type d’industrie et la source de minerai utilisée au cours de différentes périodes. C’est ainsi que l’on peut retrouver la contamination au plomb des Romains, des Grecs ou autres.

L’isotope du soufre ouvre un nouveau champ de recherche pour l’archéologie. Quelles sont les étapes suivantes ? 

Rozenn Colleter

Les isotopes du soufre sont utilisés depuis plus de 20 ans en archéologie mais ne concernent pour la France que quelques sites du bassin parisien. L’utilisation des isoscapes de Clément permet aujourd’hui de penser l’histoire des migrations de façon plus précise. Il faudrait développer encore notre modèle et l’appliquer à d’autres chronologies. Peut-être qu’il serait possible de combiner encore ces cartes avec d’autres isotopes pour des résultats encore plus précis. L’archéologue a toujours détourné les technologies qui l’entoure pour mieux appréhender le passé, les isotopes sont un outil puissant qu’il faut développer parce que peu destructif et que les résultats sont intéressant en terme de vécu des populations (alimentation, migration, etc.).

Rozenn Colleter (archéo-anthropologue) préparant des illustrations pour l’article de PLOS ONE.

Rozenn Colleter (archéo-anthropologue) préparant des illustrations pour l’article de PLOS ONE.

© Lucy Hinguant-Colleter