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Le Couvent des Dames de l’Abbiette à Lille
Au cœur de Lille, l'Inrap a mis au jour les vestiges du couvent dit des Dames de l’Abbiette (XIVe-XVIIIe siècles). Les vestiges comme le mobilier exceptionnel retrouvé, joint à l'étude anthropologique, ouvrent de multiples aperçus sur la vie matérielle et spirituelle du couvent.
La construction du « Conex » par la société Icade sur deux niveaux de sous-sol contre le flanc sud de la gare Lille-Flandres a donné lieu à une fouille archéologique (2015), à la suite d’un diagnostic réalisé en 2014. La surface fouillée représente près de 1500 m², correspondant à l’espace qui n’était pas impacté par les caves contemporaines.
La première période d’occupation se développe sur le temps long (transition Hallstatt final/Tène ancienne-Xe-XIe siècles de notre ère) et présente toutes les caractéristiques d’un site rural. Au parcellaire d’origine probablement protohistorique succède après un très long hiatus une quinzaine de fosses et de silos datés des Xe-XIe siècles. L’habitat correspondant est vraisemblablement situé plus au sud, en dehors de l’emprise de fouille. Les vestiges attribués à cette période sont encore rares sur le territoire de la ville de Lille, dont la première attestation écrite remonte à 1054.
La Hamerie avant le couvent
Dès le XIIIe siècle, le terrain est inclus dans l’enceinte médiévale, probablement située à 20 ou 30 mètres vers le nord. Ce quartier, la Hamerie, est mentionné pour la première fois au milieu du XIIIe. Sur le site, les premières structures de cette période consistent essentiellement en des fosses, dont des dépotoirs et des silos. L’occupation se densifie au début du XIVe siècle. Au moins deux bâtiments en pan-de-bois sur solins de craie (soubassements) sont édifiés en front de rue. L’étude numismatique propose que l’une de ces constructions puisse avoir une fonction commerciale. Une autre a un lien indirect avec un atelier de tabletterie (procédé de fabrication de petits objets en os, en corne ou en ivoire, utilisés en décoration, en parure ou en ameublement). Près de 15,5 kg de déchets et d’ébauches d’objets ont été ainsi collectés dans une fosse à proximité.
Rebuts de fabrication d’épingles en os.
D. Bossut, Inrap
Rebuts de fabrication d’épingles en os.
D. Bossut, Inrap
Rebuts de fabrication d’épingles en os.
D. Bossut, Inrap.
Les Dames de l’Abbiette
Le couvent des Dominicaines dit des Dames de l’Abbiette est fondé vers 1274 par la comtesse Marguerite de Flandre dans le faubourg Saint-Pierre. Selon l’étude archivistique, les Dominicaines se déplacent intra-muros dans la Hamerie à partir de 1343. Il s’agit, avec le couvent des Urbanistes (fouillé en 1986) et le couvent des Pauvres-Claires (fouillé en 2000-2003), du troisième couvent mendiant féminin fouillé à Lille. Comme la plupart des couvents lillois, il a été vendu à la Révolution puis démantelé.
Couverture d’un cartulaire de l’Abbiette contenant 106 actes de 1251 à 1572. AD Nord, 130H138.
Christine Cercy, Inrap
Les bâtiments
L’église conventuelle, très vaste, mesure au moins 32 m de long pour 10,6 m de large dans l’œuvre. C’est un édifice à nef unique, érigé au cours d’une même campagne de construction que la galerie du cloître adjacente (1402-1403), et qui comprend, de l’est vers l’ouest, plusieurs espaces distincts : le chœur liturgique, un espace accessible aux laïcs et aux desservants du culte, enfin l’espace clôturé réservé aux religieuses, l'arrière-chœur des sources écrites. Aux XIVe-XVe siècles, la communauté compte une quarantaine de religieuses et de sœurs converses (femmes entrées au couvent, soumises à un règlement
mineur par rapport à la règle de l’Ordre. Les converses vivent une vie calquée sur les religieuses professes, mais occupent des lieux séparés. Elles se chargent des tâches matérielles de la vie communautaire).
Lever des coupes stratigraphiques dans la nef.
Yves Créteur, Inrap
Photogrammétrie de l’arrière chœur de l’église des Dominicaines, centrée sur la forme de sol et les stalles. Les plots carrés correspondent aux supports d’une filature du XIXe siècle.
J. Cuny, Y. Créteur, D. Bossut, photogrammétrie Y. Créteur, Inrap.
Évocation de l’élévation de l’église des Dominicaines de Lille d’après les maçonneries mises au jour et les éléments lapidaires.
Restitution : Cl. de Mecquenem, Ch. Duprat, Ch. Cercy.
Relevé de la dalle funéraire du Père Pasquier, confesseur des religieuses (XVIe siècle).
Dessin : L. Perret, Ch. Duprat
Fragment de décor sculpté du couvent des Dominicaines, mis au jour lors du décapage.
Dominique Bossut, Inrap
Éléments d’architecture miniature en remploi dans une fondation des XVIIe-XVIIIe siècles.
Noémie Gryspeirt, Inrap
Des travaux d’ampleur sont menés au cours du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, sans toutefois modifier profondément l’église. En 1708, Joseph Clément, Électeur de Cologne et bienfaiteur de l’Abbiette, finance la chapelle dédiée à Notre-Dame de Lorette contre le chevet de l’église. Enfin, le retour oriental de la galerie du cloître est reconstruit en 1758-1759. Ce nouveau bâtiment à l’ordonnancement classique repose sur un sous-sol que l’on identifie aux « caves mortuaires » signalées par les registres de vêtures (cérémonie de prise d'habit ou de voile) et de sépultures.
Vue de l’église conventuelle des Dominicaines de l’Abbiette depuis le nord-ouest.
Dominique Bossut, Inrap
Vue générale de l’église des Dominicaines de Lille, avec, à gauche, la galerie du cloître.
Dominique Bossut, Inrap
Vue panoptique du site, vers l’ouest. À gauche, la rue de Tournai, à droite, la gare Lille Flandres.
Dominique Bossut, Inrap
Les stalles des religieuses : un aspect de la vie au couvent
Dans l’arrière-chœur de l’église, les supports en brique des stalles des religieuses sont partiellement conservés. Ces aménagements ne sont pas ceux d'origine et datent des Temps modernes (vers 1500-1620). Sous l’estrade des stalles, poussières, déchets organiques et petits objets se sont accumulés sur plus de 10 cm d’épaisseur. Les objets piégés reflètent la vie quotidienne des religieuses.
Les stalles nord des Dominicaines et les restes de sol dallé. Le plot en brique appartient à une filature contemporaine.
Julien Cuny, Inrap.
Les stalles nord des Dominicaines et les restes de sol dallé. Le plot en brique appartient à une filature contemporaine.
Julien Cuny, Inrap.
La sépulture 3739, vue oblique vers le nord. À droite, détail du chapelet et des médailles in situ.
Noemie Gryspeirt, Dominique Bossut, Inrap
Il s'agit essentiellement d'accessoires vestimentaires (épingles, agrafes, boucles, passementerie, ...), d'objets de dévotion (crucifix, grains de chapelets, fermoirs de livre, ...), d'éléments personnels (verre de lunette et monture, clés, couteaux, dés à jouer...), ainsi que, plus étonnamment, de quelques restes alimentaires (arêtes et vertèbres de poissons).
Médailles pieuses provenant de Notre-Dame de Grâce de Cambrai et de la Cathédrale de Cologne (XVIIe-XVIIIe siècle). Identification, T. Cardon.
Dominique Bossut, Inrap
Verre et monture de lunette en os, découverts dans le vide sanitaire sous les stalles de l’arrière-chœur.
Dominique Bossut, Inrap
Les trouvailles monétaires, nombreuses dans ce contexte, comptent une monnaie en or portée en médaille et semble-t-il cousue sur un vêtement. La qualité et la variété de ces objets témoignent du statut social élevé des Dames de l’Abbiette, recrutées pour la plupart dans l'aristocratie locale et la bourgeoisie lilloise.
Manche de couteau en os, mis au jour dans le vide sanitaire sous les stalles de l’arrière-chœur.
Dominique Bossut, Inrap
Bouton en os en forme de fleur, mis au jour dans le vide sanitaire sous les stalles de l’arrière-chœur.
Dominique Bossut, Inrap
Florin en or au Christ, frappé dans l'évêché d'Utrecht sous l’épiscopat de Frederik van Baden (1496-1517), découvert dans le vide sanitaire sous les stalles de l’arrière-chœur. Identification : Th. Cardon.
Corinne Gardais, Inrap
Fermoirs de livres en alliage cuivreux, mis au jour dans le vide sanitaire sous les stalles de l’arrière-chœur.
Dominique Bossut, Inrap
Grains de chapelet en jais, mis au jour dans le vide sanitaire sous les stalles de l’arrière-chœur.
Dominique Bossut, Inrap.
Grains de chapelet en os, découverts dans le vide sanitaire sous les stalles de l’arrière-chœur.
Dominique Bossut, Inrap
200 inhumations dans le couvent
Un peu plus de deux cents inhumations ont été dégagées, tant dans les différents espaces de la nef de l’église (47 sépultures) que dans la galerie du cloître (126 sépultures) , sa partie méridionale concentrant la majorité des sépultures. Aux Temps modernes, quelques tombes de laïcs ou de familiers de l’église jouxtent le chevet de l’église ou sont creusées dans son « parvis », un bâtiment érigé aux XVIIe-XVIIIe siècles. En revanche les « caves mortuaires » mentionnées par les sources se sont avérées vides d’ossements.
Pierre tombale de Quintine de Landas.
Lionel Perret, Christelle Duprat.
La majorité des défunts est inhumée en cercueil cloué. Les positions d'inhumation sont très classiques pour les périodes médiévale et moderne : les défunts sont déposés sur le dos, les membres inférieurs en extension et les membres supérieurs fléchis, croisés sur l'abdomen. On retrouve, dans les espaces dévolus aux religieuses (cloître et arrière-chœur), certaines des défuntes habillées de pièces de vêtement fermées aux moyens d’agrafes et de barbacanes. C’est également là que se situe l’écrasante majorité des objets déposés dans les sépultures, qu’ils soient liés à la foi (médailles pieuses, chapelets), ou à une fonction exercée au couvent (matrice de sceau).
Photogrammétrie de l’escalier menant aux caveaux funéraires sous le bâtiment construit en 1758-1759.
Données : Y. Créteur, Inrap.
Fouille de sépultures dans la galerie du cloître.
Yves Créteur, Inrap
Des cimetières réservés aux adultes
Les défunts inhumés dans le couvent ou ses abords sont presque exclusivement des adultes, majoritairement âgés entre 20 et 39 ans. Comme attendu dans un ordre féminin, une majorité de femmes a été inhumée dans le cloître, alors que les autres lieux d'inhumation ont accueilli aussi bien des hommes que des femmes. Ces dernières sont dans l'ensemble graciles et de petite taille, elles mesuraient en moyenne 159 cm. Les pathologies dont souffraient ces individus relèvent principalement des phénomènes dégénératifs, arthrose notamment. Les individus sont aussi marqués par un mauvais état sanitaire bucco-dentaire.
Exemple de mauvaise hygiène bucco-dentaire.
N. Gryspeirt, Inrap.
Des témoins inhabituels
Une tombe de la nef a particulièrement retenu l’attention des archéologues. À l’arrière du crâne de la défunte, un chignon en cheveux humains ou en crin, formé d’une longue tresse maintenue par des épingles en fer et en alliage cuivreux, était en parfait état de conservation.
Chignon conservé in situ. Nef, espace accessible aux laïcs et aux desservants du culte.
Sophie Oudry, Inrap
Dans la galerie du cloître, une jeune femme a eu le crâne scié sur un plan horizontal. L'absence de cicatrisation montre que la découpe a eu lieu juste avant la mort ou après celle-ci. L'origine de cette découpe nous est inconnue : il pourrait s'agir d'un acte médical visant à soulager la patiente ou bien d'une autopsie. Les deux parties du crâne ont été regroupées avant l'inhumation car celui-ci paraissait complet à la fouille.
Chignon de la sépulture 2529.
D. Bossut, Inrap.
Crâne scié d’une jeune femme dans la galerie du cloître.
S. Oudry, Inrap.
Crâne scié d’une jeune femme dans la galerie du cloître.
S. Oudry, Inrap.
La fin du couvent
La Révolution française marque la fin du couvent. Les religieuses y résident jusqu’en 1792, puis la propriété est adjugée au marchand douaisien Leurs (juin 1796). Les constructions du début du XIXe siècle, la filature de Gérard Crépy à l'ouest, la propriété du fabricant textile et négociant François Barrois-Virnot à l'est, remploient toutes des matériaux provenant du couvent. La propriété (1 ha) de Barrois-Virnot (maire de Lille en 1830) conserve une petite partie des bâtiments du couvent et des jardins, dont les maisons de louage et une portion de l'aile orientale du cloître érigée en 1758-1759.
Vue redressée des fondations d’un bâtiment sur rue, identifiée comme le « parvis » des sources modernes.
Cliché, redressement et montage : Y. Créteur, Inrap.
Aménagement : Icade
Recherches archéologiques : Inrap
Prescription et contrôle scientifique : Virginie Motte et Yves Roumegoux, SRA Hauts-de-France
Responsable des recherches archéologiques : Christine Cercy, Inrap
Étude anthropologique : Sophie Oudry, Inrap
Relevés topographiques, SIG, photogrammétrie : Yves Créteur
Étude du mobilier (instrumentum, céramique, tissus et numismatique) : Corinne Gardais, Inrap, Vaïana Vincent, Inrap, Fabienne Médard, Anatex et Thibaut Cardon, Inrap
Étude de la faune : Jean-Hervé Yvinec, Inrap.
Étude du lapidaire et des mortiers : Claude de Mecquenem, Estelle Delmont