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Fouille de sauvetage à Saorge : redécouverte des moulins du Cairos (Alpes-Maritimes)
À Saorge, dans la vallée de la Roya, les pluies diluviennes de la tempête Alex ont emporté végétation, chaussée, terrains bordiers et de nombreux aménagements, mais également mis au jour des installations d’exploitation de l’énergie hydraulique. Une fouille de sauvetage menée par l'Inrap a ainsi révélé trois moulins construits en tête de l'ancien pont de Cairos enjambant la Roya.
Le 2 octobre 2020, les pluies diluviennes de la tempête Alex s’abattaient sur les hauteurs du département des Alpes-Maritimes, générant une crue exceptionnelle de la Roya. Dans la partie française de cette vallée qui débouche en Italie, pas moins de 72 « brèches » ont partiellement voire entièrement détruit la chaussée, de nombreux ouvrages d’art, des habitations et les cimetières de Saint-Dalmas-de-Tende et de Saint-Martin-Vésubie. En emportant végétation et terrains bordiers, la crue a détruit des sites archéologiques mais également mis au jour nombre des constructions enfouies, oubliées ou méconnues ; il s’agit notamment d’installations d’exploitation de l’énergie hydraulique.
Les moulins de la vallée : témoignage d’un âge d’or industriel et technique
La Vallée de la Roya a connu une intense activité artisanale et agricole aux époques moderne et contemporaine, grâce à la maîtrise de son énergie hydraulique qui a permis de travailler tout à la fois les métaux, le textile, le grain, etc. Loin d’un mode de travail traditionnel, ces technophiles ont été précurseurs dans un savoir-faire qui a permis le développement de la vallée.
Bien que la plupart des moulins qui jalonnent la vallée de la Roya soient connus et certains encore en état comme à Breil-sur-Roya, ceux du Cairos sont mal documentés. Ils se trouvent en aval de la plaine d’Ambo qui, avec le confluent de la rivière du Cairos, constitue l’un des rares terrains plats d’un pays tout en pentes escarpées aménagées en terrasses, pour l’essentiel des oliveraies. Juste en aval du moulin débute un étroit défilé ou « clue » de Nocé, resté longtemps infranchissable.
La voie Charles Emmanuel IV mise au jour par la crue occasionnée par la tempête Alex dans un défilé en aval du Cairos.
© Bernard Sillano, Inrap
Le chemin public qui descendait la vallée était ainsi contraint de contourner ces gorges en remontant par le village perché de Saorge. La montée débutait à quelques centaines de mètres en amont du Cairos pour redescendre après les deux clues. Vers 1593, un chemin muletier creusé « par le feu et le fer » empruntait le défilé, à l’initiative du duc de Savoie Charles Emmanuel I ; en 1793, la piste devient la route royale, charretière. C’est probablement à ces deux périodes que remontent les constructions successives du pont sur la Roya, un premier en bois sur piles maçonnées, un second en pierre, dont trois arches nous sont parvenues et qui enjambe deux moulins à grain ainsi que le canal qui les alimente. Dans un second temps, un troisième moulin a été construit, établi sous le pont.
Plan cumulé des moulins.
DAO : © Gerlinde Frommherz, Inrap ; relevés photogrammétriques : © Bernard Sillano, inrap ; topographie © Nicolas Bourgarel, Inrap.
Restitution du site à la fin du XVIIIe siècle.
Dessin aquarelle : © Gerlinde Frommherz, Inrap
Une intervention archéologique de sauvetage
La crue de la tempête Alex a mis au jour cet ancien pont, légèrement décalé par rapport au nouveau, et traversé de part en part un bâtiment voûté. Elle a également nettoyé la façade d’un second bâtiment, enfouie sous les remblais, par les ouvertures duquel on distingue des espaces voûtés partiellement effondrés. La présence d’ouvertures à la base des murs ouvrant sur des chambres des eaux ne laisse aucun doute sur l’identification de ces bâtiments comme d’anciens moulins accolés et installés sous le pont.
Le pont du Cairos vu depuis la route de Saorge avant l'opération archéologique.
© Bernard Sillano, Inrap
Les moulins tels qu'ils apparaissaient après la crue de la Roya.
© Mathieu Dottori, Conseil départemental des Alpes Maritimes
Dans l'axe de la photographie, l'ancienne voie et la pile du pont.
© Bernard Sillano, Inrap
À l’initiative conjointe du Service régional de l’Archéologie et du Service patrimonial du Conseil départemental des Alpes-Maritimes, un projet d’étude et de mise en valeur de ces vestiges a vu le jour. Une fouille de sauvetage urgent, prise en charge par le Conseil départemental des Alpes-Maritimes et la Drac PACA, a été prescrite pour étudier les moulins mis au jour en tête du pont de Cairos, le nouvel ouvrage (prévu à partir de 2022), plus long pour échapper aux crues, empiétant sur ces vestiges.
Après l'étude des élévations visibles, le premier décapage.
© Gerlinde Frommherz, Inrap
En outre, au regard du danger qu’il y a à circuler sous les arcs conservés, pour certains fissurés à 5 m de haut, comme sur les surfaces extérieures des voûtes (extrados) du bâtiment, l’intervention manuelle a été restreinte. Les voûtes ont été crevées à distance par une pelle hydraulique ; des mini-pelles ont permis d'atteindre le moindre recoin d'espaces parfois exiguës. 1000 m3 de déblais ont été évacués au cours de l’opération. Les relevés ont été entièrement faits par photogrammétrie.
Voir les vues photogrammétriques du site (© Mathieu Dottori, Conseil départemental des Alpes-Maritimes):
Le couvrement du moulin bas, en partie une arche du pont. Au premier plan, la nappe phréatique dans la fosse creusée par la crue.
© Bernard Sillano, Inrap
Les vestiges redécouverts : un pont, deux moulins à grain et un moulin à huile
Initialement, les deux moulins à grain, presque alignés, étaient charpentés et couverts de schistes ardoisiers rouges. Ils sont dotés de chambres des eaux, à l’aplomb des meules, où se trouvent les turbines. Le premier en possède trois qui sont couvertes de voûtes et dont les ouvertures donnent sur le mur gouttereau ; le second n’en a que deux qui se partagent un exutoire commun.
Les sols de ces moulins à grain, percés d’orifices indiquant l’emplacement des meules, sont irréguliers et présentent de nombreuses anomalies ; les études à venir permettront d’interpréter ces aménagements. Deux espaces sont dépourvus de sol construit et les extrados des voûtes sont scellés par un sédiment déposé peu avant l’abandon.
Le canal qui alimente les moulins présente plusieurs états successifs. Le plus ancien a conservé des déversoirs dotés de martelières.
© Bernard Sillano, Inrap
Ces deux moulins étaient alimentés par un canal qui captait l’eau en amont de la rivière et à partir duquel la distribution était assurée par des déversoirs dotés de martelières. Les conduites forcées qui les reliaient aux chambres des eaux, situées quatre mètres plus bas, étaient probablement en bois. La construction du pont a nécessité le doublement de l’épaisseur des murs antérieurs afin d’en supporter le tablier, tout en conservant les entrées et sorties d’eau. Par la suite, les toits charpentés ont été remplacés par des voûtes en chapeau de gendarme, ce qui a également contraint à doubler l’épaisseur des murs gouttereaux.
Ultérieurement, un troisième moulin a été édifié en contrebas, alimenté par un canal adjacent au premier moulin qui s’est retrouvé intégré dans son extension. La crue de la Roya, après avoir détruit ses murs pignons, en a lessivé l’intérieur. Une meule, bien que déplacée, a résisté au charriage et permet d’attester qu’il s’agit d’un moulin à huile. L’étude du sol, également irréguliers, et des voûtes sur lesquels il reposait, permet d’exclure la présence de chambre des eaux. Contrairement au moulin à grain, la transmission se fait par le dessus, le lien entre la turbine et la meule se faisant par le biais d’une série de grands engrenages en bois qui occupent tout l’espace au-dessus des cuves. Plusieurs petits bassins, destinés certainement à la décantation de l’huile, sont situés à l’extérieur, au-dessous du lit actuel de la rivière dont le niveau de l’eau était certainement plus bas à l’époque.
Le moulin bas tel qu'il apparait après débroussaillage. Il est adossé au moulin haut, à gauche, au pont, à droite. Le fleuve en crue l'a traversé de part en part, des pans entiers de murs ayant été retrouvé sous la couche de sable qui l'a envahi.
© Gerlinde Frommherz, Inrap
Deux bassins d’environ 60 m3 sont situés en amont, le long du canal. De par leur cote altimétrique, ils ne peuvent pas corresponde aux bassins de stockage d’eau généralement présents lorsque le débit du canal est irrégulier ou faible. Leur fonction reste pour l’heure inexpliquée.
Les recherches se poursuivent hors du terrain
Sur le cadastre de 1860, les moulins sont dits « en ruine » et appartiennent à deux meuniers possédant chacun un des bassins. C’est au début du XIXème siècle qu’il faut attribuer les vestiges les plus spectaculaires, à savoir deux meules en places ainsi que l’axe en fonte (pal) prolongé par un axe en bois (bassègue) qui devait accueillir les pales horizontales (rodet), disparues aujourd’hui.
L’étude de ces vestiges n’en est qu’aux prémices ; une recherche en archives devrait être menée.
Les deux meules à grain en place reposent sur un muret circulaire doté d’une ouverture permettant l’accès au mécanisme d’entraînement.
© Gerlinde Frommherz, Inrap
Le pal (axe métallique) fiché dans la bassègue (axe en bois nommé aussi « arbé » ou « paü ») sous la meule dormante.
© Bernard Sillano, Inrap
Dépose de la meule courante du moulin haut occidental. Les meules étaient soudées entre elles par de la chaux.
© Françoise Paone, Inrap
Équipe : Françoise Paone et Gerlinde Frommherz, Inrap
Contrôle scientifique : Franck Sumera, Service régional de l’archéologie, Drac Provence-Alpes-Côte d'Azur